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s’approcher de moi et à échanger quelques banalités sur le bel aspect de la salle et sur le magnifique service de Sèvres Louis XVI qui décorait la longue table. On prit place ; la musique joua ; à un certain moment le Roi et le Président de la République échangèrent des toasts cordiaux, suivis de la Marseillaise et de l’hymne suédois. Bref, les dehors de la fête avaient l’aspect protocolaire. Mais personne ne faisait attention à ce qui se passait autour de soi. Toutes les pensées étaient pour les événements qu’on redoutait, qu’on voyait venir implacables et terribles, étendant leur étreinte fatale jusqu’à cette ville pittoresque, inondée d’une douce lumière du soleil couchant, jusqu’à ce vieux et fastueux palais qui vit se dérouler dans ses murs tant d’événements tragiques, jusqu’aux personnes mêmes qui prenaient part au banquet et qui causaient entre elles.

J’avais assisté à Paris en octobre 1908 à un raout à l’ambassade de Russie donné en l’honneur de M. Iswolsky ; c’était le lendemain de l’annexion de la Bosnie et de la proclamation de l’indépendance et de la royauté bulgares. L’aspect de la réunion était aussi houleux ; beaucoup de représentants étrangers s’abordaient sans savoir au juste s’ils avaient affaire à un ami ou à un futur ennemi ; dans le fond du grand salon, M. Iswolsky, — point de mire de toute l’assistance, — expliquait avec complaisance sa diplomatie et la situation aux plus jolies et charmantes femmes politiques du Paris d’alors : la comtesse Jean de Castellane, la comtesse Jean de Montebello, la comtesse de Greffulhe ; tandis que, de l’autre côté, le bel et élégant ambassadeur d’Autriche, comte Koewenhüller, qui venait d’être nommé chevalier de la Toison d’Or, entouré d’une autre cour de jeunes et belles dames, fixait un regard ironique sur le ministre russe, comme pour dire : « Et vous, mon ami, vous n’en décrocherez rien que des ennuis... » Cela n’était pas comparable au tragique banquet du 25 juillet de Stockholm. Le Destin planait au-dessus de la brillante réunion ; et tout le monde sentait le frôlement de ses ailes.

On apportait continuellement au Roi des télégrammes volumineux, et le Roi les passait à M. Poincaré. Cela continua après qu’on se fût levé de table. Le Roi, si scrupuleusement correct et aimable à l’ordinaire, ne pensait même pas à faire cercle et à s’approcher des notabilités de la réunion. Il évitait