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de l’ultimatum autrichien dans la traduction française, mon inquiétude grandit encore. Comme en 1912 à la cathédrale de Sofia, à l’apparition de l’étendard de Samara, une pensée subite et irrésistible comme l’éclair traversa mon cerveau : « c’est la guerre. »

A quatre heures de l’après-midi je me présentai avec mes autres collègues étrangers au château, pour saluer le Président de la République. On nous plaça dans un des salons adjacents à l’appartement occupé par le Président. Après quelques minutes d’attente, la porte de l’appartement s’ouvrit et M. Poincaré entra, suivi de M. Viviani. Il s’entretint à tour de rôle avec les chefs de missions rassemblées. « Je n’ai pas besoin qu’on me présente M. Nékludoff, s’écria-t-il aimablement lorsque mon tour fut venu ; c’est un ancien ami à nous ! » Puis, me serrant la main et baissant la voix, le Président me dit : « Nous traversons une crise bien angoissante ; je n’ai pas le temps de m’en entretenir avec vous, mais j’espère que nous pourrons causer un instant ce soir. » M. Viviani s’arrêta quelques minutes pour échanger ses impressions avec moi. « Que dites-vous de la situation, monsieur Nékludoff ? — Hélas ! répondis-je, je crains bien que ce ne soit la guerre. »

« C’est terrible, c’est terrible, s’écria le président du Conseil français ; car si c’est la guerre pour vous, c’est bien entendu aussi la guerre pour nous. — Je ne m’attendais pas à d’autres paroles de votre part, dis-je à M. Viviani ; enfin, espérons toujours que les choses pourront s’arranger. — Oui, oui, espérons-le. Nous aurons l’occasion de causer plus longuement ce soir, ajouta M. Viviani en prenant congé de moi, »

Le banquet servi à sept heures du soir, dans la grande galerie des fêtes du château, fut houleux. Les invités ne s’abordaient que pour parler de l’ultimatum et des dangers de l’heure. Au bas de l’escalier je me rencontrai nez à nez avec le ministre d’Autriche-Hongrie, qui était parti en congé deux ou trois jours auparavant et qui n’était apparu ni le matin à la terrasse du château, ni dans l’après-midi à la présentation à M. Poincaré. « Tiens, vous êtes revenu, comte Hadig ? l’apostrophai-je. — Oui, je suis revenu..., » et en disant ces mots le comte me tournait déjà le dos et disparaissait dans la foule. Le ministre d’Allemagne était plus pâle que d’ordinaire et portait sur le visage l’empreinte d’une émotion contenue. Il tint à