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de la Russie ; il suffisait qu’un ministère homogène, composé de gens honnêtes et sages, comme eux, reçût la mission de gouverner la Russie, — et l’effervescence intérieure se calmerait aussitôt, faisant place à un travail systématique et fécond lequel, à son tour, renforcerait la situation internationale du pays et permettrait de faire au dehors une politique active et intransigeante. Ces hommes, intelligents pourtant et bien intentionnés, ne comprirent pas que les fautes, accumulées par le gouvernement, et la propagande effrénée des partis d’opposition avaient à un tel point sapé les bases mêmes de l’existence nationale, que tout le peuple et tout le pays présentaient les symptômes d’une maladie aiguë et grave. L’Etat, si dangereusement atteint au dedans, ne pouvait vivre d’une vie normale au dehors. Bien plus qu’en 1856, la Russie devait se recueillir [1]. C’est ce que l’on ne comprit pas chez nous pour plusieurs raisons, mais dont la principale fut que les hommes d’Etat de la trempe du prince Gortchakof n’existaient plus, ou bien n’étaient plus appelés au pouvoir...


Je passai cet été en ville, ayant à achever mon installation et projetant de faire en septembre, avec ma famille, une cure et un court séjour en Italie. Comme l’été s’annonçait remarquablement beau et chaud, nous en étions à regretter de ne pas nous être assurés d’une villégiature.

Le 28 juin au soir nous attendions quelques membres de la Légation qui avaient passé la journée à la campagne et devaient l’achever chez nous. Vers les onze heures nous les vîmes entrer tout émus : « Savez-vous, M. le Ministre, ce qui vient d’arriver ? — On a assassiné à Serajevo l’Archiduc héritier d’Autriche et sa femme. Voici le bulletin télégraphique que l’on vend dans Tes rues. » — « C’est grave, » dis-je. — « Mais peut-être, hasarda l’un de ces messieurs, serait-ce quand même pour le mieux ? On prétendait partout que le défunt François-Ferdinand était chaleureux partisan de la guerre. Si c’était vrai, sa disparition augmenterait les chances de la paix... » — « C’est possible, répondis-je ; mais d’abord

  1. « La Russie ne boude pas, la Russie se recueille, » — célèbre mot du prince Gortchakof.