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dans le sol de la Russie. Nous autres diplomates en fonctions à l’étranger, nous aurions encore pu nous y méprendre ; mais comment pouvaient ne pas en être saisis ceux des nôtres qui de Pétersbourg dirigeaient la politique russe et se trouvaient en contact journalier avec la terrible réalité ?

J’ai esquissé dans l’un des premiers chapitres de mes Souvenirs, l’une des causes de ce phénomène. J’ai dit que, depuis la disparition de Stolypine, la politique extérieure de la Russie avait presque entièrement divorcé avec la politique intérieure. Mais il y avait plus. A l’époque où se produisit le terrible conflit mondial, le « cabinet » russe avait pris un aspect aussi bizarre que tranché. Deux partis s’y trouvaient en présence qui n’avaient rien de commun entre eux et qui se combattaient réciproqueent. D’une part, les « réactionnaires » : M. Maklakoff, Casso, Makaroff, Sabler, prince Schakhowkoy et, jusqu’à un certain point, le président du Conseil M. Goremykine ; d’autre part les sincères partisans des réformes indispensables, — principalement M. Sazonoff et Krivochéïne. Les ministres réactionnaires distinguaient très clairement, — beaucoup plus clairement que leurs collègues — , les dangers de la situation intérieure ; seulement, pour y obvier, ils préconisaient et mettaient en œuvre des mesures qui ne faisaient qu’augmenter le mécontentement général et la tension nerveuse du pays ; et, pour garder leurs places et faire triompher leur système, quelques-uns de ces messieurs ne se faisaient pas honte d’aduler l’ignoble Raspoutine et de protéger ses plus intimes amis [1]. Les ministres appartenant au camp opposé se rendaient parfaitement compte de ce qu’il eût fallu faire, c’est-à-dire, procéder à des réformes immédiates, adopter sincèrement le régime représentatif octroyé en octobre 1905 et faire cesser le scandale Raspoutine, qui humiliait profondément jusqu’aux plus fidèles serviteurs du Trône et qui commençait à déconsidérer le Souverain lui-même dans les couches populaires. Mais, tout en connaissant bien les remèdes, ces messieurs croyaient que l’application de ces remèdes guérirait tout le mal et rendrait à la Dynastie et au gouvernement Impérial la confiance publique qui pour lors faisait absolument défaut.

On pouvait, à leur avis, ne rien sacrifier du prestige extérieur

  1. M. Goremykine et M. Casso, heureusement pour leur mémoire, ne se sont jamais compromis dans ces dégradantes complaisances.