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et fréquemment, — faire part de leurs inquiétudes à leurs collègues russes. Comment se fait-il que ces derniers eussent ajouté si peu d’importance aux avertissements de leurs collègues alliés ?

Dans le cas de M. Sverbeieff, cela ne m’étonne guère. Cet homme très distingué était, par ses qualités mêmes, réfractaire à tout soupçon de danger et d’intentions mauvaises. Toute sa carrière avait été due à son tact naturel, à son usage du monde et à son prudent effacement. Après avoir été pendant deux années ministre à Athènes, où toute la famille royale, présidée par le sage roi Georges, l’adorait, où tout le monde raffolait de ses réceptions aussi élégantes qu’hospitalières et où M. Venizélos, — homme politique éminemment honnête et principalement ami de la Russie, — trouvait en lui un partenaire toujours bienveillant et attentif, M. Sverbeieff fut porté à croire que son rôle à Berlin ne présentait qu’une extension naturelle de celui qu’il avait joué au pied de l’Hymète. Il s’occupa énormément de sa maison, de sa livrée, de ses nouvelles relations mondaines ; il sut se faire aimer et même, jusqu’à un certain point, estimer par ses partenaires officiels allemands ; mais il ne sut pas comprendre ce qui se passait en Allemagne, ce qui se tramait à Berlin ; il ne sut pas jeter à temps le cri d’alarme...

Ce cri, le comte Osten-Sacken l’avait jeté dans une lettre magistrale, écrite par lui en 1907 et où l’éminent diplomate, — si solidement ancré à la Cour de Berlin et entouré des prévenances personnelles de Guillaume II, — prédisait néanmoins, avec l’absolu franc-parler d’un grand seigneur patriote, que dorénavant le kaiser chercherait à nuire à la Russie et choisirait le terrain du proche Orient pour nous y infliger des échecs sensibles. La déduction était logique : si nous ne voulions pas la guerre avec l’Allemagne, il fallait trouver un terrain d’entente. Cette lettre avait probablement été oubliée dès 1908. De nouvelles ambitions étaient venues s’essayer à la direction de la politique extérieure de la Russie, et la question : « Quels avantages peut-on se procurer ? » avait relégué au second plan la question : « Quels périls immédiats doit-on éviter ? »

Je suppose que lorsque M. Jules Cambon venait faire part à son collègue de Russie de ses doutes et de ses craintes, ce dernier l’écoutait avec attention, mais se tranquillisait en se disant que du côté français on était généralement porté à s’exagérer le