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expérimental, qu’exigent la science contemporaine et la technique industrielle ?

A la rentrée de l’École Normale, en mars 1919, ce n’est point un palmarès qui a été lu, mais un martyrologe. Cent quarante-trois Normaliens, appartenant aux dix promotions les plus jeunes, tombés au champ d’honneur. En août 1914, cent soixante-et-un élèves des promotions 1911, 1912 et 1913, partaient de la rue d’Ulm aux armées ; quatre-vingt-un sont morts ou disparus, soixante-quatre blessés ! Exemple magnifique : triés avec soin et chargés des richesses de la vie spirituelle ils ont couru à la défense de la patrie. Mais la France dont ils assuraient le salut et la gloire, que de forces elle perdait en eux ! Et ce n’est pas seulement dans les rangs des étudiants, ces vides effrayants, c’est aussi parmi les maîtres : quatre-vingt-sept Normaliens des promotions antérieures à 1908 sont morts ou disparus. A la Sorbonne, même effondrement. La déclaration de guerre dispersa en moins de vingt-quatre heures les étudiants. La montagne Sainte-Geneviève dépeuplée offrit un spectacle sans précédent. Au temps du moyen âge et de la Renaissance, quand la guerre sévissait à l’état chronique, les échoppes de la rue du Fouare et les collèges gardaient leurs élèves ; les clercs échappaient aux tueries. Sous la Révolution et l’Empire, le quartier latin maintint son privilège de paix. Il était réservé au siècle des espérances démocratiques et pacifistes de voir toute cette jeunesse qui près du Panthéon s’initie à l’œuvre scientifique, littéraire, philosophique des grands hommes, abandonner ce foyer d’intellectualisme, et se joindre contre l’envahisseur aux autres classes de la nation. Il est difficile de chiffrer ses pertes avec une exactitude absolue, mais des renseignements envoyés par les familles aux secrétariats des Facultés des sciences et des lettres, il résulte que 40 pour 100 de ces jeunes hommes ont été tués ou mutilés au point de disparaître des lieux d’étude. Proportion effrayante, si l’on songe que, parmi les rescapés, figurent nombre de blessés et de malades ! Cette élite, dressée pour assurer la direction de la France et que voilà massacrée par moitié, c’est une hécatombe sans égale dans l’histoire.

Si puissante que doive être, nous en sommes sûrs, l’action de la victoire sur l’élan de la pensée française, comment ne pas redouter une diminution grave dans l’effort de découverte ?