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peut l’appeler « bête malfaisante, » puis s’écrier : « O déchirement de la solitude !... Comme tu nous emportes loin de nous-mêmes, c’est-à-dire vers les hauteurs ! » La solitude « n’est pas seulement une force : elle est aussi l’asile profond des tendresses dépouillées. Par un jeu divin, elle qui sépare si bien les vivants, semble au contraire abattre la muraille devant ceux qui ne sont plus... Mais à quoi bon poursuivre ? Il s’agit trop ici de choses du dedans. Baissons les paupières et taisons-nous. » L’évangile de solitude aboutit à un évangile de silence.

Le roman que M. Estaunié vient de publier, L’Ascension de M. Baslèvre, a en quelque sorte le caractère d’une conclusion : d’une première conclusion, provisoire et qui va s’épanouir en d’autres œuvres. M. Baslèvre est un solitaire et silencieux, qui mène la vie la plus monotone et insignifiante, qui a son temps réglé de la façon la moins romanesque, la plus morne, et qui n’attend pas qu’un hasard — ou dirons-nous une fatalité ? — survienne et interrompe le cours paisible de son ennui. Un grand amour s’empare de lui, le soulève, le rend très différent de ce qu’il était, différent de ce dont il avait l’air, et pareil à ce qu’il est dans sa vie secrète. La femme qu’il a aimée, et qui ne pouvait pas être à lui, meurt et, pour lui, continue de vivre, incarnée en un souvenir plus réel que la fausse réalité au milieu de laquelle vous croyez vivre. Et cette morte lui enseigne le pardon, l’abnégation, l’éternel bonheur. « J’ai fait de toi une âme ! » lui dit cette morte. L’Ascension de M. Baslèvre est le roman du silence et de la solitude, le roman de la vie secrète, où les choses voient, le temps s’anéantit, les âmes se révèlent. Ce roman, d’une inspiration si pure et noble et qui contient — en résumé, mais en un résumé peut-être un peu succinct, — toute la pensée qu’avait amassée précédemment M. Estaunié, je ne sais ce qui lui manque : il n’achève pas l’œuvre puissamment originale de cet écrivain, l’un des maîtres de la méditation pathétique. Il en prépare de loin l’achèvement, la conclusion digne des prémisses.


ANDRE BEAUNIER.