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eues pour compagnes de leurs journées, on peut supposer aussi que leur vision dépasse les apparences qui sont la limite de nos regards ; et l’on peut leur prêter une aptitude singulière à pénétrer jusqu’au tréfonds de la vie secrète. Dans le roman de M. Estaunié, une vieille horloge qui a compté les minutes d’autrefois, un miroir qui a reflété des visages solitaires et dépourvus de leur dissimulation la plus fréquente, un secrétaire, un portrait, les murs, les choses qui voient, qui sont les témoins de la vie secrète, racontent une histoire oubliée. Oubliée : et même on ne l’a pas sue. On a su que telle jeune femme était morte : on n’a pas su comment ni pourquoi. Une enquête plus avisée de la police aurait découvert les culpabilités, peut-être, et ce n’est pas sûr. Mais, si l’on avait appris le suicide et que cette jeune femme fût menée à se tuer par l’initiative d’une autre, alors même on n’aurait pas su comment et pourquoi cette initiative s’est déchaînée, comment et pourquoi elle a eu cette conséquence ; on n’aurait pas su le travail intime et dangereux des âmes et de leur malice mêlée d’amour. On n’aurait pas tout su : l’on n’aurait, en somme, rien su. Les choses, qui ont les regards les plus pénétrants, n’ignorent point les âmes, ce qu’elles n’avouent pas, ce qu’elles dissimulent à elles-mêmes.

Le roman de La vie secrète marque le moment où M. Estaunié prit, pour ainsi parler, possession de son idée principale ou de sa philosophie. Le roman des choses qui voient la vie secrète et ses manigances de folie est un corollaire ou une scolie de La vie secrète ; et pareillement le roman des Solitudes. À cause de leur vie secrète, les âmes sont, les unes à côté des autres, comme si elles étaient seules. Inattentives ou résignées, toutes sont en prison. Mal résignées ou désireuses de communiquer à leurs voisines leur émoi, elles ne font qu’apercevoir leur isolement ; et les signes qu’elles échangent ne vont pas de l’une à l’autre ou bien, dans l’intervalle, perdent leur signification. La solitude n’est pas un accident qui vous arrive et qu’il fallait éviter : elle est l’inévitable condition des âmes, le résultat de leur nature. Elle est leur supplice, parce qu’il y a aussi, dans leur nature, un désir d’amitié qui fait qu’une perpétuelle déception les tourmente. Elle est cependant leur loi et l’est à un tel point que les âmes les plus solitaires sont les plus parfaites et atteignent, dans les moments de leur solitude absolue, leur plus haut degré de puissance La solitude les exalte : et cette exaltation, trop forte pour les âmes faibles, tue ces âmes faibles et fortifie les plus vaillantes. La solitude « est un instrument de mort, le plus redoutable qui soit ; » et l’on