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reste mystérieuse. Force redoutable qui forge nos destinées dans nos âmes, la « vie secrète » ne donne aucune prise à l’analyse : en l’appelant secrète, M. Estaunié n’avoue-t-il pas qu’elle échappe à son investigation ? Puis il compare les bouleversements de la « vie secrète » aux révolutions du globe : ces révolutions, qui dépendent d’une force également mystérieuse, fournissent les éléments d’une comparaison, mais ne procurent pas une solution du problème. En définitive, la « vie secrète » ne serait qu’une métaphore.

Admettons-le. Ensuite, demandons-nous si une métaphore très juste n’est pas le dernier mot de la science. Mais, pour le romancier, pour le peintre des âmes et de leurs passions, le principal est de posséder une doctrine accueillante aux phénomènes inattendus qu’il observe, et non pas une doctrine étroite où les phénomènes se rangent difficilement, où les phénomènes indisciplinés et qui semblent saugrenus n’entrent pas. Disons que tout se passe comme si la « vie secrète » gouvernait nos destinées : ce genre de formule est de qualité scientifique ; une formule de ce genre contient une abondante vérité, constatée, puis rendue intelligible.

C’est encore une métaphore ou un symbole de vérité qui fait le titre et le sujet du roman de M. Estaunié le plus étrange et l’un des plus beaux, Les choses voient. L’auteur l’a dédié à sa mère morte ; et voici quelques lignes de cette dédicace, où le chagrin, la tendresse et l’intelligente rêverie composent une poignante parabole de vérité : « Ce livre, commencé près de toi, dans la joie, dans la lumière, s’achève encore près de toi ; mais la joie s’est évanouie et la lumière est cachée. Au début, je ne voulais que demander aux choses le secret du souvenir qu’elles portent en elles... Tu vis toujours : si tu as cessé d’être visible, ce n’est pas que tu sois partie, c’est que je suis aveugle. Combien de fois déjà, croyant toucher la muraille, me suis étonné d’en trouver le contact si doux ? C’était toi qui me serrais dans tes bras maternels : hélas ! quand j’ai compris, j’étais revenu au centre de la pièce vide. Mais, y a-t-il des pièces vides ? Celle-ci, où tu vécus et où je vis, n’a point changé. Comme une cassolette fumante, chaque objet familier y exhale ta mémoire. L’écho de ta voix agite encore les rideaux que tu as brodés. Ton amour est le vrai parfum des roses et des œillets qui fleurissent ta place préférée... » La souvenir est une existence qui dure au delà de la mort apparente. Les mystères de la vie secrète enveloppent la continuité des êtres qu’on a cessé de toucher et de voir. Les choses voient : si l’on suppose qu’elles voient, comme elles gardent le souvenir des êtres qui les ont