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et l’humanité hors des chemins que trace la juste et l’exacte raison.

Ce qu’appelle M. Estaunié la « vie secrète « a quelque ressemblance avec ce que les philosophes décrivent sous le nom de la « subconscience. » Mais cette « vie secrète » n’est pas seulement caractérisée par son mystère : elle a une réalité séparée, une logique à elle et qui dépend d’un pouvoir, caché aussi, la destinée. Ce mot, la destinée, est là pour désigner ce qui, d’ailleurs, échappe à toute analyse et défie toute prévision. La « vie secrète » est continuelle et fait son incessante besogne, mais ne se manifeste que parfois. « Durant de longs jours, on dirait qu’elle n’existe pas... On voit, durant des siècles, sur la surface unie du globe, des champs paisibles où l’homme laboure, ensemence et récolte : parce que le cycle des saisons y a commandé toujours le même cycle de travaux, ils semblent à l’abri. Soudain, pareille à une chaudière mal close, la terre s’entr’ouvre, un cataclysme bouleverse les sécurités séculaires et une contrée neuve remplace l’ancienne. Ainsi la vie secrète, en silence, travaille le sol sacré des âmes. Longtemps masquée par la vie coutumière, elle éclate, renverse, sauve ou tue. Révolution des cœurs que nul ne reconnaît plus : tous sont arrachés par elle aux habitudes, aux lois, à la règle. C’est l’heure unique où le Dieu passe, exalte qui lui répond et brise qui lui résiste. La vie secrète ! force redoutable qui règne au plus profond de l’âme pour forger sa destinée, mais que nul n’aperçoit ; car, enfermé dans son drame, chacun méconnaît l’autre. Tous les cœurs sont murés. Les plus proches ne se découvrent pas. Le mystère nous baigne. » Admirable page, si pleine de pensée ; dernière page d’un roman digne d’aboutir à ce dénouement philosophique ! Le tumulte des passions que la vie secrète à soulevées s’apaise dans la contemplation du phénomène surprenant.

Cette philosophie de M. Estaunié, si nouvelle, se relie néanmoins à d’autres philosophies ; car toute invention dérive d’une autre : et quelques-unes des idées de M. Estaunié continuent le thème de méditation que propose l’œuvre de M. Maurice Maeterlinck. Peut-être aussi découvrirait-on, dans les poèmes dramatiques de Robert Browning, le thème de la vie séparée et de la vie secrète. Toujours est -il que les romans de M. Estaunié modifient très sensiblement l’atmosphère morale et mentale où se meuvent les héros de l’aventure quotidienne. La psychologie ordinaire, et scientifique, ne suffit pas à expliquer tout le tracas des âmes, leur longue docilité, leurs soudaines révolutions et enfin leur extravagance. On dira que M. Estaunié ne résout pas le problème et que la « vie secrète, » une fois constatée,