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avec sa vie évidente, et qu’elle-même ignore quelquefois. Cette dualité n’est point le caractère ou la vicieuse infirmité de certaines âmes : c’est, pour ainsi dire, une loi de la nature humaine.

Aux premières pages de La Vie secrète, voici une demoiselle mûre, Mlle Peyrolles de Saint-Puy. Elle habite un vieux château. Elle est dévote et consacrée à ses manies et habitudes. Elle a toutes ses journées pareilles : elle s’occupe de son jardin, fait le catéchisme aux enfants du village et attend que vienne le soir. Le soir, M. Lethois et le curé, M. l’abbé Taffin, partagent avec elle le divertissement régulier d’un whist. M. Lethois est un petit homme de soixante ans, à cheveux gris et coupés ras. M. l’abbé Taffin a « les joues pleines, le nez gai et le sourire constant d’un chérubin. » Ces trois personnes ont la même assiduité au jeu, la même tranquillité d’humeur et semblent également préservées de tout ce qui n’est pas le trantran de leur destinée douce et morne.

Vous les voyez vivre et ne craignez pour elles que l’ennui. Elles ne s’ennuient pas : leur vie secrète suffit à les exalter, leur vie secrète qui est plus passionnée, plus chimérique et folle que nul roman de cape et d’épée. M. Lethois, qui étudie les mœurs des fourmis et, de leur examen, conclut à la négation de Dieu, des lois et de la propriété ; M. l’abbé Taffin, que mène à l’idolâtrie le culte de sainte Letgarde et qui, apprenant que cette sainte n’a point existé, va sombrer dans le nihilisme ; enfin Mlle Peyrolles, qui maternellement s’éprend d’un sien neveu avec le zèle qu’une Lespinasse accorde à ses amours : ces trois personnes, qui ont l’air si reposé, sont animées d’une étonnante frénésie. La « vie secrète » n’est point sage. Hommes et femmes, les gens que vous rencontrez « vivent des tragédies qu’on ne voit pas. » M. Lethois et l’abbé Taffin passent des années côte à côte ; une amitié mutuelle les unit : et chacun d’eux ignore son camarade. Il faut une occasion, le moindre hasard, pour que la « vie secrète » se révèle. Et elle est effrayante. « Pendant si longtemps, dit l’un des personnages du roman, moi aussi je n’ai vu que l’extérieur, des gestes. Mais aujourd’hui, comme je comprends que les âmes portent toutes un vêtement ; que, derrière la vie qu’on aperçoit, il y en a une autre qui nous épouvanterait si l’on devait la mettre à nu !... Le monde est semblable à la mer : il y a de petites vagues innombrables qui blanchissent, écument, se battent, disparaissent : mais, plus bas, les courants circulent, invisibles, et ce sont eux qui poussent les navires. Depuis hier, je suis ainsi portée. Je ne sais plus où ils me mènent !... » Ces courants cachés mènent les gens