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conclura pas davantage que l’enseignement des Jésuites forme des rêveurs découragés et malheureux.

Si l’on voulait absolument trouver, dans le roman de L’Empreinte, la condamnation de l’enseignement clérical, et si l’on était sincère, il faudrait considérer Le Ferment comme la condamnation de l’enseignement laïque. Les héros du Ferment, sortis des lycées et des grandes écoles, sont des anarchistes satisfaits ou mécontents selon que leurs convoitises forcenées ont eu de la chance ou non. Gradoine, qui n’a pas réussi, se fâche, au nom de la justice. Julien, qui a réussi, serait plus volontiers conservateur, comme on l’est aussitôt que l’on a quelque chose à conserver. Mais l’étrange conservateur, en qui subsistent les fureurs de ses commencements : « Regarde-moi ! dit-il à ce Gradoine. Ai-je l’air d’un homme qui oublie ou qui pardonne ? Comme toi, je fus leurré de promesses ; comme toi, j’ai connu tous les désirs, toutes les ambitions, tous les appétits ! Et rien pour les satisfaire ! une science vaine, pas un rêve, pas une de ces idées qui aident à vivre et pour lesquelles on meurt !... D’autres croient à Dieu, à l’au-delà : Dieu est inconnu, l’au-delà est une sottise, on me l’a démontré, je le sais. J’avais une famille, une maison : j’ai dû livrer la maison à de plus paysans que moi, renier ma famille pour avoir appris à la trouver vulgaire. Du moins, après m’avoir fait ainsi, la société devait m’aider et rester neutre. Tant que j’ai obéi à ses règles, elle m’a laissé pauvre ; le jour où, sautant les barrières, j’ai changé de chemin, c’est elle encore qui s’opposait à mon passage. Ah ! je la hais, autant que toi et mieux. Notre haine est pareille ; nous ne différons que de méthode ! » Gradoine accuse l’autorité de fraude, la justice de corruption, la religion de mensonge : « Autorité, justice, religion, moi j’achèterai tout ! » répond Julien. Et il ajoute : « Le seul anarchiste, le seul qui agisse vraiment, c’est moi, le lanceur d’affaires, le trafiquant d’argent, le parvenu et le jouisseur ! » Cependant, Gradoine a voulu tuer Julien ; dans le moment qu’il déchargeait son revolver, il se croyait le vrai anarchiste et criait : « Vive l’anarchie ! » car c’est le rite et l’on a le goût des cérémonies bien menées. Julien réclame et revendique ses qualités d’anarchiste plus savant : « Que l’on soit gueux comme toi ou dépourvu de scrupules comme tu m’accuses de l’être, tous, nous travaillons de même. Nous sommes le Ferment, te dis-je ! Non pas le Ferment de vie que tu croyais, mais bien le Ferment de mort, celui que les bourgeois aveugles ont cultivé et dont ils vont mourir. Reconnais-tu maintenant ta sottise ? des loups ne se dévorent pas quand le troupeau est en vue : ils se précipitent et ils pillent ! »