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dira. Mais le prophète ne se trompe-t-il pas en voyant dans le nationalisme qui s’éveille en Orient, une importation étrangère ? Ne se trompe-t-il pas plus encore en ne voyant dans l’idée de patrie qu’une puissance malfaisante ? Il serait facile de lui montrer le contraire. Dans les pays européens, la forme nationale a été la condition essentielle du progrès ; elle s’est trouvée être le cadre naturel de l’existence. Peut-être l’inintelligence de Tagore à cet égard provient-elle en effet d’une infirmité de sa race et d’une impuissance politique qui a toujours empêché l’Inde de développer en ce genre un ordre original. Il y a dans ce pays une sorte d’ablation des organes pratiques, une incapacité radicale de l’action, qui est sans doute la rançon de ses facultés spéculatives. C’est le résumé de son histoire, qui n’est que celle des conquêtes successives qu’il a subies ; c’est celui du roman de Tagore, dont tous les personnages semblent ne vivre que par le cerveau, et être tous incapables d’aller jusqu’au bout de l’action. Le monde réel leur échappe : toujours il se perd pour eux dans les « brumes du Gange. » Jamais ces âmes-là ne sont tout-à-fait adultes ; elles n’ont pas atteint l’âge de la majorité. Elles sont brouillées de naissance avec l’idée de l’État. Elles sont étrangères à toute notion d’activité et d’organisation. Il leur reste le domaine du rêve. Et le livre de Tagore lui-même, avec son tour confidentiel et sa faiblesse dramatique, semble une preuve nouvelle de cette inaptitude physique. Ce qui en reste dans la mémoire, ce sont de belles images. Pourquoi l’auteur se mêle-t-il d’agir et de prêcher, alors qu’il pouvait se contenter de la gloire d’être un grand poète ? Pourquoi a-t-il cessé, pour entrer dans les conflits du monde, de nous donner ces divines berceuses du Croissant de lune et du Gitanjali qui contenaient quelques-unes des plus sereines méditations que l’on ait jamais faites sur la vie et la mort, et des images les plus charmantes que l’homme ait inventées pour se consoler de sa misère et s’en distraire par la beauté ?


LOUIS GlLLET.