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sont pas amies de la liberté. Il y a dans tout tribun de la graine de tyran. Sandip trouve fort naturel de ruiner un tas de pauvres gens ; on pille, on incendie ; le héros national s’amuse à jouer au terroriste : tout va le mieux du monde. L’Idée, soutenue par la canaille, fait des pas de géant. Mais il se produit ça et là des accidents, des gaffes. Il arrive que la foule a coulé le bateau d’un marchand considérable ; cet homme a des appuis sérieux ; il ne demanderait pas mieux que de retirer sa plainte, s’il rentrait dans ses frais. On pourrait même, en y mettant le prix, le gagner à la Cause. Au fond, le mouvement national est une affaire d’argent. Mais il faudrait l’argent tout de suite : cinq ou six mille roupies, une misère... Bimala les prend dans le coffre-fort de son mari. Voleuse domestique ! Voilà pourtant où elle en vient par suggestion, hypnose. A ce coup, elle se réveille, comme une somnambule qu’on tire de son accès ; un sursaut de dégoût la rend à elle-même. Sandip lui fait maintenant horreur. Mais les conséquences de la faute ne peuvent plus être arrêtées. Le drame se précipite. Les excès des nationalistes ont provoqué une réaction de la population musulmane. Une émeute éclate dans la ville. Le tribun prend la fuite, et le rajah, le sage, le héros selon le cœur de Tagore, monte à cheval, se jette entre les belligérants et se fait tuer en cherchant à ramener la paix.

Telle est la petite anecdote qu’a imaginée le poète hindou pour dessiller les yeux de ses compatriotes et les détourner de la voie mauvaise. Il est clair, à l’entendre, que l’idée de nation est la cause de tout le mal : à peine introduite dans une maison, elle la désole et la ruine ; dans le peuple, elle réveille les mauvaises passions ; l’appétit du lucre et l’instinct de la domination se débrident ; les sentiments envieux et injustes se déchaînent. On arrive au désordre et à l’assassinat. L’idée de patrie, selon l’auteur, n’est au fond que la forme la plus spécieuse de l’égoïsme, l’aspect le plus redoutable de la volonté de puissance et de l’orgueil de la vie. Elle n’est que la religion de la Force. Dès qu’elle se montre, éclatent les violences et les crimes. Malheur aux nations qui subissent son ivresse ! L’Europe n’est-elle pas en train d’expier sa folie ? L’antique Asie à son tour suivra-t-elle le même exemple ? Se laissera-t-elle gagner à cette « épidémie de péché qui lui arrive de l’étranger ? » Fera-t-elle le marché qui consiste à « mettre la patrie à la place de