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rappelle le fameux personnage de Karénine : et rien ne nous montre mieux ce qu’il y a d’oriental dans le christianisme de Tolstoï. Tagore veut nous présenter une âme qui arrive au pur détachement, qui se dépouille de l’amour comme d’un dernier égoïsme et se sert de l’épreuve comme d’un moyen d’immolation et de perfectionnement.

Il est fort heureux pour Nikhil que sa femme, malgré tout, conserve un instinct de propreté qui l’empêche, contre toute attente, .d’aller jusqu’au bout de sa faute, et que Sandip lui-même ne soit pas tout à fait l’homme fort qu’il se flatte d’être. Cet homme de proie n’est au fond, lui aussi, qu’un héros de carton, un cabotin sonore : dans ses heures de franchise, il se plaint de son manque de volonté. Il y a toujours, autour de ces âmes hindoues, une espèce de brouillard, une buée du Gange, un voile de mirages. Ces vapeurs peuvent prendre des formes gigantesques et terribles, elles ne cachent toujours que la même mollesse et la même impuissance d’agir. Sandip et Nikhil, ces deux ennemis, sont deux frères, fils d’une race que dévore le rêve.. Et c’est pourquoi le crime de Bimala ne se consomme pas.

Mais ce petit drame domestique ne forme qu’une partie du roman. Le reste est rempli par l’histoire du mouvement nationaliste. On a vu que l’agitateur s’était arrêté chez Nikhil pour faire de sa maison le quartier général de son apostolat dans le gouvernement du rajah. De ce moment, les actes de violence se succèdent. Il s’agit de faire la guerre aux articles étrangers ; le mouvement national commence en mouvement économique. Le tribun fait jurer au peuple de boycotter le sel, le sucre, les laines d’importation ; on n’achètera plus que les produits de l’industrie indigène. Bimala, prise d’un beau zèle, commence par un auto-da-fé de sa garde-robe européenne. Plus de laines de Birmingham ! Plus de tissus écossais ! Comme toujours, le parti de l’indépendance n’a rien de plus pressé que d’opprimer les autres ; les brimades, les rixes se multiplient. À la foire du pays, qui est l’époque annuelle des rencontres et des échanges, des bandes d’énergumènes braillant l’hymne national dispersent les étalages ennemis, mettent le feu aux magasins, jettent les cargaisons à la rivière.

Tant pis pour le public, qui n’aura plus que des cotonnades et qui paiera le coton plus cher ! On sait que les révolutions ne