Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vital. On conçoit qu’il est très flatteur pour une jeune femme de se voir ainsi divinisée. Le plaisir de jouer un rôle tourne la tête à cette petite Bovary du Bengale. Elle prend très au sérieux cette tâche nouvelle, sans même comprendre tout de suite le mal qu’elle fait à son mari. Il faut croire qu’il y a partout un attrait étrange pour les femmes dans ce rôle d’Egéries.

Mais ce n’est pas là le compte de Sandip, qui, en fait d’amour, ne tient qu’au positif. En attendant, il fait le siège en règle de la jeune femme et chaque jour, sous le prétexte de parler de la « Cause, » il l’envoûte un peu davantage, lui fait lire de ces livres consacrés aux problèmes sexuels, qui sont une des branches importantes de la littérature anglaise, lui montre des photographies « artistiques, » faites d’après des tableaux de la Royal Academy, enfin il recourt à tous les moyens possibles de la troubler et de lui faire croire qu’il n’y a rien de plus « moderne » que le respect de la passion. Bref, nous reconnaissons, dans les discours du don Juan hindou, — peut-être avec un faste plus « oriental » de grandiloquence, — à peu près tous les arguments du théâtre contemporain sur le droit au bonheur. La tactique du tentateur n’est pas bien variée ; ses moyens sont toujours les mêmes, et puisqu’ils sont si bons, il aurait bien tort d’en changer. « Le fruit tient à la branche, mais le droit de la branche n’est pas indéfini. Le fruit ne peut pas jurer une fidélité éternelle à sa tige. » Et voilà démontrée la « morale » de la chute.

Ce qui est singulier dans tout cela, c’est le personnage du mari. Il n’est pas très loin, dans le fond, de penser comme sa femme et comme son rival. Ce pauvre homme, que l’auteur entend nous donner pour un saint, est tellement respectueux de la liberté de sa femme, qu’il ne se reconnaît pas le droit de rien faire pour retenir celle-ci. Il appartient, comme d’autres maris de notre connaissance, à l’espèce des maris philosophes ; il est vrai que sa philosophie ne l’empêche pas de souffrir ; mais qu’il ne lui vienne pas l’idée de se défendre et, par exemple, de mettre le galant à la porte, c’est un exemple de patience qui passe un peu ce qui serait compris en Occident. On conçoit que Bimalale prenne pour un simple imbécile et qu’elle ne s’explique pas ce que sa conduite, aux yeux de l’auteur, offre de sublime et d’héroïque. Nikhil pratique la doctrine de la non-résistance au mal. Avec plus de poésie et plus de métaphysique, il nous