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sur la femme de celui-ci, il décide de rester dans la maison et d’entreprendre la conquête de la maîtresse du logis. Il se dit, comme Julien Sorel devant Mme de Rénal : « Je suis un lâche si je ne l’ai pas. » On s’étonne un peu que cette Bimala si distinguée ne soit pas rebutée tout de suite par ce qu’il y a de grossier dans les manières du tribun ; c’est elle qui nous avoue qu’avant de le voir elle avait pour lui de l’antipathie. Sur sa photographie, elle lui trouvait l’air commun. Mais elle n’avait pas éprouvé la magie de sa voix. Elle le voit désormais dans sa gloire d’homme public, au milieu des ovations et de l’apothéose. D’ailleurs, le rusé compère, comme les êtres de cette espèce, est aussi un charmeur ; il est habitué aux succès de femmes, et il sait que les femmes n’aiment rien tant que la force. Ce qu’il adore en elles, c’est de pas être, comme les hommes, des êtres de convention ; c’est d’être restées des créatures d’instinct et de désir. Et là-dessus, comment résister aux galanteries dont le grand homme enivre Bimala ? Le pays a besoin des femmes ; si les femmes s’en mêlent, la partie est gagnée. Bien mieux ! Est-ce que Sandip lui-même, en apercevant la jeune femme, n’a pas cru voir en elle l’image de la patrie ? Est-ce que la beauté de Bimala ne lui a pas fait mieux comprendre la beauté même de l’Inde ? « Quand je vous vois, s’écrie-t-il dans une improvisation fougueuse, je vois mieux que ma patrie est belle. Dans la patrie, je vous contemple sous votre aspect universel. Le Gange et le Brahmapoutre sont la double chaîne d’or qui entoure votre cou ; les nappes des bois qui ombragent les bords sombres des eaux, sont l’ombre de vos cils sur l’éclat de vos regards ; le chatoiement de votre sari est le jeu de l’ombre et de la lumière dans les vagues des blés mûrs ; et le rayonnement torride de l’été, quand le ciel pèse sur l’horizon comme un lion couché dans le désert, la langue hors de la gueule, n’est que votre cruelle splendeur, »

La jeune femme est évidemment touchée de ce compliment : on ne lui en avait jamais tant dit. Si elle voulait, elle deviendrait la muse du tribun. L’orateur trouverait en elle les forces nécessaires pour son œuvre. Il ne tiendrait qu’à elle d’être davantage encore, et de représenter aux foules la figure même de la « Cause, » d’être le « Shakti » de la Patrie. Le Shakti, dans le langage hindou, c’est le terme qui correspond à ce que chez nous M. Bergson appelle l’énergie intime, le principe ou l’élan