Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bruyamment cette « morale des maîtres » et cette théorie du génie qui court les rues sous le nom de la théorie du Surhomme, et qui n’est que le masque le plus récent de l’égoïsme. Il se donne surtout pour un homme de réalités, et qui ne se laisse pas duper, comme ce niais de Nikhil, par les vaines illusions de la justice et de la pitié. « Est-ce que le volcan est juste ? » Ou bien : « Nous sommes les carnassiers, les rapaces de l’univers ; nous avons bec et ongles ; nous sommes des chasseurs, nous tuons et nous déchirons. »

Il est assez piquant de retrouver au Bengale cette figure de Nietzschéen, et ces maximes ronflantes qui semblent empruntées aux chants de Zarathoustra. Mais on peut se demander si Tagore, pour inventer son Sandip, a eu besoin de s’inspirer du fameux « immoraliste » allemand et de son système nouveau de classement des « valeurs. » Il y a longtemps que l’orgueil a trouvé ces raisonnements. Et Sandip ne manque pas de découvrir fort à propos dans la mythologie hindoue toutes les figures dont il a besoin pour justifier ses théories. Quand on se dit que « la convoitise est le coursier des grands de la terre, comme l’éléphant Aïravat est le coursier d’Indra, » on n’a garde de se sentir un ambitieux vulgaire. Mais ce qui est moins clair, sous le luxe de ces métaphores, et ce que j’avoue ne pas arriver à saisir, c’est le point de savoir s’il y a, au total, quelque chose de sincère dans les idées patriotiques de l’orateur nationaliste, ou bien s’il ne s’en sert que comme d’un moyen de succès personnel. L’auteur laisse dans l’ombre cette question importante. Il ne nous dit rien des origines de son Sandip, de son éducation, de la formation de ses idées. Sans doute, rien n’est moins facile à préciser que le degré de conviction d’un poète ou d’un orateur. Les hommes de ce genre vont naturellement aux partis qui leur offrent de beaux thèmes ; ils sont conduits par leurs talents. On aurait voulu cependant que le romancier s’expliquât davantage : à défaut de quoi son Sandip ne peut que nous sembler, avec ses airs avantageux, un assez vilain personnage, une espèce de gredin sensuel, intelligent, cynique, avec la langue bien pendue et se voyant, avec « une nature et des goûts de nabab, » réduit à la condition humiliante de voyager en troisième classe.

Quoi qu’il en soit, son plan de campagne est bientôt fait. Reçu dans le palais du rajah et voyant l’impression qu’il fait