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sortir, il l’habille à l’européenne... Ainsi imprudemment, il se plaît à l’émanciper et à lui donner des idées et des besoins qu’elle n’avait pas. Il change la notion des rapports qu’elle concevait comme nécessaires entre mari et femme et la vieille morale qui faisait de celle-ci l’humble servante du foyer. Il laisse sans emploi ses facultés de sacrifice. Elle sent qu’il lui manque quelque chose. Elle a tout ce qu’il faut pour rendre une femme heureuse, et cependant, il y a on ne sait quoi qui ne va pas. Est-ce qu’une femme heureuse a l’idée d’écrire son journal ?

Alors se présente l’occasion qui doit précipiter la crise. Un certain Sandip, fameux agitateur nationaliste, organise un meeting sur les terres du rajah et vient prêcher aux foules ce qu’on appelle là-bas le mouvement Swadeshi. La jeune femme entend son discours et revient bouleversée. L’idée de la patrie pénètre avec violence dans le vide de son cœur. Désormais, Bimalai a une foi dans sa vie. Un moment même, poussée par la curiosité, elle écarte le rideau qui dissimule la loge des femmes : un rayon du soleil couchant frappe en plein le visage transfiguré de l’orateur, et Bimala a le sentiment que celui-ci l’a remarquée et parle maintenant pour elle. Au retour, elle qui n’a jamais consenti à paraître aux dîners d’amis de son mari, elle supplie Nikhil d’inviter Sandip et de lui faire la grâce de le servir elle-même. Après le dîner des hommes, elle revient presque aussitôt, sans avoir pris le temps de manger, revêtue de son plus beau sari, un sari de feu ourlé d’or, avec une fleur rouge dans les cheveux : et ainsi, toute pareille à une longue flamme vivante, on la prendrait pour « le génie visible de la patrie. »

On devine bien que Sandip n’est pas longtemps sans observer les frais qu’on fait pour lui et sans concevoir qu’il en peut tirer quelque avantage. Ce type de meneur et de politicien hindou est en somme assez semblable à ses confrères d’Occident. Jeune encore, de belle figure, « avec un mélange de bassesse, » il s’anime en parlant, et sa physionomie un peu vulgaire s’illumine subitement par la passion oratoire ; il se donne volontiers l’air fatal ; mais sa principale faculté est ce don d’éloquence, ce tempérament de rhéteur qui lui permet de se draper toujours dans de belles phrases et de n’être jamais à court de grands mots au service de ses appétits. Il professe