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culture exquise. J’ai dit qu’elle était pauvre, et de plus elle se plaint de ne pas être assez belle. Plus tard, nous apprendrons qu’elle est grande, élancée, « long jet d’eau d’une fontaine de vie, jailli du sein du Créateur ; » si elle a la peau noire, « c’est qu’elle ressemble à l’éclair sombre d’une lame d’épée brunie. » On devine à ces madrigaux le langage d’un amant, et en effet, ce sera ce nouveau personnage qui lui révélera sa beauté. En attendant, la pauvre moriaude, comme l’épouse du Cantique, — « nigra num, sed formosa, » — n’a d’autre idée que de faire oublier à son seigneur et maître, à force d’humilité et de soumission, toutes les imperfections dont elle a conscience. Sa première phrase est pour rappeler la petite marque rouge qu’elle voyait à sa mère, et que les femmes hindoues se peignent sur le front, en signe de leur sujétion et de la pudeur qui ne doit jamais quitter l’épouse en présence de l’époux. Elle se rappelle aussi les gestes pleins de noblesse qu’elle avait pour servir son père et placer sur la table les fruits de son repas.

Elle-même aurait besoin de remplir les mêmes devoirs d’adoration. Il y a en elle une soif de servir, une soif de dévouement. Mais elle n’a pas d’enfants, et son mari ne souffre pas d’hommages. Etrange personnage, ce Nikhil ! Un moderne, ce rajah, docteur ou « maître ès arts » de l’Université de Calcutta, nourri de littérature anglaise et faisant ses délices du Journal d’Amiel. En même temps, il conserve le culte d’un tas de vieilleries, ne renoncerait pour rien au monde à ses vieilles plumes de roseau et à sa vieille lampe à l’huile de castor. Il habite toujours la vieille demeure de famille, avec ses successions de vérandahs et de jardins, où sa mère est entrée à l’âge de huit ans, et où sa belle-sœur, la veuve de son frère, continue à mâcher ses feuilles de bétel. Cependant il admet des photographies dans sa chambre, et il ne tolère pas que Bimala le traite autrement qu’en égale. Il ne lui permet pas d’« essuyer sa poussière : » c’est le geste qui consiste à toucher de la main les pieds de la personne qu’on révère, et à se signer ensuite en portant cette main à son front. Il s’applique à délier Bimala des liens de la Purdah, c’est-à dire de cet ensemble de traditions minutieuses qui règlent aux Indes la vie des femmes dans le gynécée ou le zénana. Il lui donne pour compagne une jeune institutrice anglaise. Il l’engage à