Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/212

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la meilleure de son œuvre. Malheureusement le roman de mœurs n’y laisse que trop souvent la place au roman à thèse ; la discussion des idées empiète à chaque page sur les faits et la vie. Il semble d’ailleurs que l’écrivain, habitué à un genre de compositions resserrées, ait eu quelque peine à remplir le cadre d’un roman. L’admirable conteur <le ces pathétiques nouvelles, la Victoire, les Pierres qui mangent et Monseigneur l’enfant, parait avoir perdu sa maîtrise ordinaire dans un ouvrage plus étendu. Ajoutez que l’autour, sans qu’on sache pourquoi, a pris le parti assez étrange de confier le récit tour à tour à ses trois personnages, et de supposer que chacun d’eux, bien que vivant sous le même toit, rédige de son côté son journal ; de sorte que l’histoire, qui serait en bon français celle du mari, de la femme et de l’amant, se continue de l’un à l’autre, selon qu’il plait à Tagore de nous montrer la « copie » de son Nikhil, de son Sandip ou de sa Bimala.

Avec tout cela, on ne peut nier que l’histoire prise en elle-même a de quoi nous charmer. Nous sommes au Bengale, dans la maison d’un des seigneurs ou rajahs du pays, un jeune prince du nom de Nikhil, et nous lisons le journal intime de sa femme Bimala. Nous y apprenons que cette jeune femme, mariée depuis neuf ans à Nikhil et presque sans fortune, quoique de caste princière, a été choisie pour épouse par la famille de son mari parce que son horoscope promettait toutes les vertus d’une bonne femme. Tous les pays se flattent d’avoir les meilleures femmes du monde. C’est sans doute que chacun fait les siennes comme il les lui faut. Tagore écrit dans ses Souvenirs qu’il avait cru longtemps qu’il n’existait pas sur la terre de femme plus parfaite que celle du Bengale. C’est seulement quand il vint à Londres, à l’âge de dix-huit ans, qu’il connut Mrs Scott, sa logeuse, et dut convenir qu’elle était digne d’être une femme hindoue. Il ne nous dit pas que cette personne fût particulièrement jolie, mais elle ne vivait que pour son mari. Elle ne laissait à personne le soin de s’occuper de lui. C’est elle qui, chaque soir, à l’heure où M. Scott rentrait de ses affaires, disposait devant la cheminée son fauteuil et ses pantoufles.

Tagore a toujours été fort sensible au charme et au bonheur de la tendresse féminine. Et si le culte de la femme est la mesure du raffinement d’une civilisation, l’image que Bimala nous donne du ménage de son mari témoigne d’une