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Il m’avait bien paru reconnaître le matin, sous une toge jaune, M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, ce fameux Bergeret dont la jeunesse de 1900 goûtait tant les propos doucement dissolvants. Je le retrouvai au banquet ; il me confia que, soudain inspiré par quelque « démon » intérieur, il avait sollicité, — encore que cela comportât quelques sacrifices, — l’honneur d’être envoyé de la Sorbonne à Strasbourg. Il y avait rencontré le brave général Cartier de Chalmot, qui maintenant commandait, tout près de là, un corps d’armée et était allé le saluer avec infiniment de déférence. Nous causâmes de la journée. « Ce qui m’étonne le plus ici, dit-il, c’est de m’y voir. » Il admirait en effet sa propre présence qui condamnait des idées qu’il avait, — il y a vingt ans, — crues très larges et qui s’étaient avérées très courtes : « Parlons bref, me dit-il ; nous étions de purs extravagants. Je déplorais devant le commandeur Aspertini que, Mac Mahon ayant été battu à Sedan, le manuel de philologie de mon confrère Raynouard fût banni des écoles d’Oxford, mais je n’en tirais pas la conclusion logique ; or, je viens d’apprendre, précisément par un des maîtres de cette Université, qu’une chaire de philologie française vient d’y être fondée sous le vocable de chaire Foch . Je comprends aujourd’hui qu’argumentant fort sainement, je ne savais point juger. C’est grâce aux « trognes armées » que j’ai eu l’honneur et la joie de revêtir cette bizarre, mais prestigieuse robe de soie jaune dans cette Alsace reconquise. J’éprouve d’ailleurs à reconnaître une erreur de jeunesse une joie de plus et, tout comme M. Terremondre que jadis je persiflais doucement, j’ai, devant les tirailleurs, crié : Vive l’armée ! Et voici que le soir au Théâtre où, pour que d’un bout à l’autre la journée commencée dans les Gobelins gardât un beau caractère d’élégance française, on entendait chanter la délicieuse Manon, j’abordai le général Cartier de Chalmot. Il me dit : « J’ai vu Bergeret : c’est un excellent esprit ; nous autres soldats, remettons avec bien de la confiance à ces messieurs le soin d’achever notre ouvrage. Ils monteront aussi sûrement que nous et avec nous, de l’Université de Strasbourg, la garde sur le Rhin. »


LOUIS MADELIN.