Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

facultés chez ce laborieux artisan de l’histoire ; et c’était ce cœur qu’on s’attendait bien à voir s’ouvrir devant nous. Dès les premiers mots que l’émotion la plus intense n’arrivait point à étouffer, tous les auditeurs, — ceux même qui, un instant avant, ne le connaissaient point, — se sentirent ses amis. Cet homme, plus vieilli encore par les plus nobles passions que par un travail acharné, a vécu dans le double culte de la Vérité et de la Justice ; sa parole simple et forte, à laquelle un léger accent d’Alsace donne une saveur de plus, emprunte à son âme frémissante cette autorité que ne confèrent ni les titres ni les décorations. Ce jour est le plus beau de sa vie, mais il l’a, comme nous tous, payé du sang des siens et quoique l’ayant, à toutes les heures de sa vie, désiré comme un croyant peut désirer le Ciel, il dit avec une belle sincérité, qu’à certains moments cruels, il s’est demandé si on ne payait pas trop cher la réalisation d’un rêve si constamment, si passionnément caressé. Cette voix un peu brisée par la douleur trouvait le chemin de tous les cœurs, et il n’est guère d’auditeur qui ne se soit senti les yeux humides et l’âme bouleversée à l’évocation de ces jeunes hommes qui ont, par leur sacrifice, acheté l’heure que nous vivons. Mais de telles considérations peuvent-elles nous amollir ? Une nation vit de la mort de ses héros : eux-mêmes revivent avec nous. Etiam si mortuus fuerit, vivet.

Peu avant sa mort, — le fait a été ici même, en son magistral article sur l’Université de Strasbourg, rappelé par M. André Hallays, — Fustel de Coulanges formulait devant ses élèves de l’Ecole Normale ce vœu suprême : « Si jamais Strasbourg nous est rendu, si l’un de vous y occupe mon ancienne chaire, je le prie, le jour où il en prendra possession, d’accorder un souvenir à ma mémoire. » Or, parmi ses élèves se trouvait Christian Pfister. C’est ainsi que le flambeau transmis par l’illustre auteur de la Cité antique d’une main défaillante est rapporté à Strasbourg. La chaîne des temps se ressoude.

Elle se ressoude en effet : Pfister, au cours de son discours si émouvant, a eu, parmi d’autres, un mot très heureux : « Nous célébrons la rentrée des cours de 1870. » Dans la bouche de ce savant aux formules précises, ce n’est pas là argument oratoire, mais fait historique : l’Alsace n’est point une province qui passe des mains allemandes aux mains françaises comme elle a passé des mains françaises aux mains allemandes ; la double