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Strasbourg chassée par l’usurpation ; car les Facultés de Nancy n’étaient, pour une part, que celles de Strasbourg réfugiées en Lorraine. Lorsque je vins m’asseoir sur les bancs de la grande Université de l’Est, elle était peuplée de maîtres alsaciens qui, tous, gardaient les yeux fixés sur le berceau renversé.

L’un d’eux, Christian Pfister, de Bebelnheim en Haut-Rhin, enseignait le Moyen âge ; maître admirable qui, jeune encore à cette époque, atteignait déjà la maîtrise par la science érudite comme par la vertu professionnelle. Il se trouva que la leçon d’ouverture de mon nouveau professeur fut la première qu’il me fût donné, — j’avais alors dix-sept ans, — d’entendre en une Faculté. Elle me fit une impression profonde. Le jeune maître, qui préparait une histoire d’Alsace, venait d’être brutalement expulsé des archives d’Alsace-Lorraine, sur la dénonciation même des archivistes allemands, comme sujet dangereux. Je le crois bien, car rien n’était plus dangereux pour les prétentions germaniques que la recherche de la vérité. Christian Pfister était adoré de ses élèves ; c’est au milieu d’applaudissements émus qu’il protesta à peu près en ces termes : « On vient de m’expulser des archives de l’Alsace. On craint que je n’y trouve les fondements de nos droits. Comme si les fondements de notre Droit n’étaient pas partout ! Mais si les mains allemandes, voulant étouffer la vérité, m’ont fermé les archives d’Alsace, des mains françaises me les rouvriront. » Or, — trente-et-un ans plus tard, — ce 22 novembre 1919, j’ai vu Christian Pfister, professeur d’Histoire d’Alsace à l’Université de Strasbourg et doyen de la Faculté des lettres, saluer d’une voix que faisait trembler une intense émotion, la rentrée de la Science française à Strasbourg. La Revanche est partout : nos maîtres rentrent eux aussi en soldats qui, pour n’avoir jamais désespéré, méritaient de voir luire « le jour de gloire. »

Oui, la Revanche est partout : elle était même dans les choses. La cérémonie a eu lieu dans l’énorme « cour à colonnes » de l’Université Empereur-Guillaume. Cette cour excitait l’admiration de Baedecker : elle n’excitait pas la nôtre. Du palais de l’Université, élevé par les Allemands aux frais de l’Alsace-Lorraine, ce qu’on peut dire de plus favorable est qu’il est le moins laid de ceux dont l’usurpateur a littéralement accablé ce sol, comme si, ne pouvant conquérir les cœurs, il eût pensé fixer sous les moellons la terre toujours près de se dérober.