Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mangent, boivent, dansent et jouent toute la journée et toute la nuit. Quant à la masse du peuple, elle est indifférente. Vous savez que l’Allemand, si préoccupé d’organisation et d’économie, à tous les degrés, n’a pas la tête politique. Ce qui se passe à Weimar n’intéresse personne : les journaux en parlent à peine. On aspire à retrouver le bien-être, sans toujours se rendre compte que le bien-être est fonction de l’ordre, et qu’il faudrait retourner d’abord à l’ordre et à la discipline. Dans le peuple, il y a de l’abattement, il n’y a pas de désespoir ; du dépit, pas de haine. La Kronprinzessin a traversé l’autre jour avec ses enfants une des grandes gares de Berlin : le public a fait respectueusement la haie sur son passage, et le chef de gare, prévenu, a mis sa redingote et sa casquette de gala pour la guider jusqu’au train qu’elle devait prendre. Deux des fils de l’Empereur vivent à Potsdam sans être inquiétés. J’ai rencontré hier dans une rue de Berlin le prince August-Wilhelm et sa femme, qui se promenaient tranquillement, comme des bourgeois, s’arrêtant aux devantures des boutiques. Indifférence complète : le peuple ne regrette rien, ne désire rien, si ce n’est la commodité et le bien-être. Ce n’est pas avec ces sentiments qu’on fait les révolutions. »


II. — WEIMAR


Weimar, 18 août.

Si l’on voulait mesurer des yeux le changement survenu en Allemagne, ce n’est pas ici qu’il faudrait venir. Weimar, devenue le siège provisoire du gouvernement d’Empire et de l’Assemblée nationale, est restée la petite ville paisible et charmante d’autrefois. Quelques autos grises surprennent par la rapidité de leur allure et l’appel impérieux de leur trompe. La circulation est assez intense entre le théâtre et le château. Partout ailleurs, calme et silence.

Les ministres se sont installés au château, les députés au théâtre ; l’ombre de Goethe habite seule la solitude magnifique du parc. J’y fais une promenade de deux heures sans rencontrer personne, qu’une vieille dame qui, installée sur un banc, au pied des ruines artificielles, abritée sous une petite ombrelle de dentelle noire, lit attentivement un roman anglais. Comme je rentre, en longeant la rivière, des pas lourds résonnent sur