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Des femmes, des soldats offrent aux passants du savon anglais, du chocolat suisse et des cigarettes américaines. Tout ce monde achète, se bouscule, parle haut et rit bruyamment. Les visages sont gais, mais ils sont, pour la plupart, maigres et jaunes. Les ventres rebondis des agents de police sont tombés : le pli de la tunique flottante sur le ceinturon de cuir en marque la place. Les enfants vont ici sans bas et sans souliers ; mais il en était de même avant la guerre. La seule différence est dans l’extraordinaire maigreur des bras et des jambes, et dans l’effronterie des yeux, qui dévisagent et narguent le passant. Je ne puis oublier le regard sinistre de quelques-uns de ces petits Boches, qui ont vu la révolution et les « films sexuels. »

La grève des transports laisse la chaussée libre, et pourtant tout le monde suit les trottoirs. Une patrouille marche au milieu de la rue, l’arme à la bretelle, sans marquer le pas. De la Charlottenstrasse débouche un carrosse, attelé de quatre chevaux. Le cocher sur le siège, les deux laquais debout derrière la caisse portent la perruque poudrée et la livrée de l’ancienne cour. Il faut regarder de très près pour reconnaître dans cet équipage la réclame d’un photographe, dont les nouveaux riches sont en train de faire la fortune. » Quelle sottise ! » dit à côté de moi une jeune femme vêtue à l’ancienne mode de Paris, gorge nue, jupe aux genoux.

Je rentre par Unter den Linden. Il est cinq heures après-midi ; l’avenue fourmille de promeneurs ; aux terrasses des cafés, les consommateurs sont assis devant des boissons glacées et des pâtisseries noirâtres. Les camelots, en file ininterrompue, offrent du savon, des cigarettes et du chocolat. Des billets sortent de toutes les poches : on achète tout à n’importe quel prix. Deux soldats de Noske, vêtus d’uniformes neufs et coiffés du casque de tranchée, montent la garde à la porte de l’hôtel Adlon, où les missions militaires des Alliés ont pris logement. En revanche, le corps de garde qui est au pied de la Porte de Brandebourg semble tout à fait abandonné : derrière la grille se dressent encore les vingt-quatre supports de métal auxquels les grenadiers appuyaient leurs fusils. Le nouveau gouvernement a jugé cet appareil militaire anti-démocratique et démodé. Mais, sur l’entablement de la Porte, il a fait installer, à tout hasard, deux mitrailleuses.

Sous la Porte, une petite marchande expose, côte à côte, des