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La nuit est calme. Autour de la vieille maison,
Tout repose : l’on vient de finir la moisson,
J’ai comme un fol espoir que soudain, à la porte,
Des petits coups discrets vont t’annoncer, mon Jean ;
Que nous veillerons tard sous l’œil de grand’maman.
Chères émotions dont se lissaient nos vies !
Chères heures d’amour, hélas ! trop tôt ravies !


Ils étaient jeunes, faits l’un pour l’autre ; ils avaient lait le même rêve de vie à deux, toute calme et unie, le rêve


D’une maison assise au pied des peupliers
Dont l’ombre s’étendrait aux objets familiers,
Au perron sur lequel vient jaser la famille...


Et la vision se complète : la treille, le puits, le four, la grange, le chemin, le pont de pierre : tous les éléments de ce bonheur rustique, si prochain tout à l’heure, et maintenant si loin, s’évoquent devant la songeuse fiancée.


Souviens-toi, souviens-toi, nous nous étions promis,
Quand viendrait la saison où l’on cueille les fruits,
D’aller, parés tous deux comme pour un dimanche,
Au son des cloches, dans l’église toute blanche,
Bénis du vieux curé que recourbent les ans,
A la face de Dieu renouer nos serments.


On n’avait pas prévu la guerre, le péril de la France. Un jour vint la nouvelle.


Je ne sais plus comment te raconter la chose,
Mon Jean, mais ce fut court et simple comme nous.
Rappelle-toi, tu vins te mettre à mes genoux ;
L’or du courbant voilait l’éclair de la prunelle.
Lentement tu me dis la tragique nouvelle :
L’Europe en feu, le sol de la France envahi,
Le monde menacé par le Prussien haï.
Puis tournant ton regard ému sur la campagne,
Tu me montras le bois, le coteau, la montagne,
Le lac, cet œil ouvert sur un ciel parfumé,
Tout ce que les anciens avant nous ont aimé,
Tout ce que leur effort fécond et solitaire
A su tirer de la forêt et de la terre.


Elle comprit, la petite Canadienne. Tout le passé de sa race remonta dans ce cœur de seize ans.