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a entendu un petit gars questionner sa mère, une bonne femme en interpeller une autre avec le franc accent savoureux de la Basse Normandie ; on a saisi au passage quelques bons vieux mots tout chargés de la vie de notre peuple, des mots de nos villages et de nos pêcheurs, des mots de Rabelais et des mois de Maupassant. On se croit revenu chez nous. On va à Québec, et, dans la vieille ville inégale, on croit errer par les rues étroites d’une sous-préfecture française ; voilà nos enseignes ; voilà nos boutiques ; voilà l’air et le ton de nos petits commerçants provinciaux : à coup sûr on est en France.

Sans doute, après, on s’aperçoit que ce pays de langue française est bien loin de la France, qu’il l’ignore comme il en est ignoré, qu’il ne le comprend pas comme il en est incompris, qu’il a une histoire qui n’est pas notre histoire, des destinées qui ne sont pas nos destinées, un avenir, des ambitions, et des espoirs qui ne sont pas les nôtres.

Malgré tout, le lien du sang, le souvenir des origines, la communauté de langue, ont une force qui se fait sentir à travers tous les obstacles et qui tend à incliner les Canadiens français vers la France. Le Français qui arrive s’en rend compte peu à peu. Au son des mots, il s’est cru chez lui ; au contact des idées, des croyances et des intérêts, il s’est aperçu qu’il y avait un océan et cent cinquante ans d’histoire entre nous ; enfin il trouve que ni la distance, ni les conditions différentes d’éducation et de vie, ne sont arrivées à séparer les âmes, éteindre les sympathies, et abolir l’intuition de la parenté originelle. Voilà les trois étapes de l’initiation du Français au Canada.

Le sentiment d’affection pour la France, pour sa langue, pour sa littérature et ses arts, la curiosité passionnée de notre civilisation, le désir de rapprocher du tronc le rameau anciennement séparé et d’y faire circuler de nouveau la sève maternelle, atteignaient avant 1914 un degré de chaleur étonnant dans une élite, peu nombreuse sans doute, mais considérable par sa culture et par son activité.

La guerre est venue ; et des Canadiens français ont débarqué sur notre sol, ont mêlé leur sang au nôtre dans les batailles du Nord.

On s’est étonné parfois, au Canada même, qu’ils ne fussent pas plus nombreux. Mais quand on songe à tout ce qui les