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et à leurs mérites. Il parle sans cesse de l’effroyable responsabilité qui pèse sur lui vis-à-vis de l’armée et du pays ! Qu’un chef d’état-major, obligé par fonctions à confier à son général toute sa pensée et quelquefois même à soutenir auprès de lui ses points de vue lorsqu’ils sont contestés, assume une responsabilité redoutable vis-à-vis de sa conscience, la chose n’est pas douteuse ; mais que, dans le domaine de la décision, il se substitue à son chef au point de l’annihiler et que cette insupportable prétention ne soulève aucun étonnement, c’est ce qu’on ne peut voir sans doute que dans l’armée allemande.

Et ce ne sont pas seulement ses contemporains que Ludendorff piétine avec une parfaite inconscience, c’est encore la postérité qu’il veut violenter en ses jugements. Ecoutez-le parler de ses manœuvres ! « Tannenberg est une des plus brillantes actions de l’histoire du monde ; la retraite après la première expédition de Pologne restera, dans la suite des temps, comme un exemple de conciliation des nécessités militaires avec les règles de l’humanité ; on trouvera, dans l’histoire militaire, peu d’exemples comparables à l’exploit de la deuxième campagne de Pologne ; les opérations en Russie de 1914-15-16 sont des événements d’une prodigieuse grandeur ; lorsqu’il quitte le front oriental, en août 1916, il laisse derrière lui deux années de labeur incessant et de succès inouïs ; à peine arrivé, en compagnie d’Hindenburg, à la Direction de la guerre, il fait faire à l’armée un formidable pas en avant. » Les louanges qu’il distribue à l’occasion de la campagne de Roumanie, ne sont pas moins hyperboliques et il n’a garde de s’oublier lui-même ; il affirme que, dans les pays voisins de la Baltique, sa pensée anima tous les rouages de l’administration. En entamant, en 1918, ses offensives sur le front français, il assure que le monde va connaître les plus grands événements de son histoire. Sa pensée est partout souverainement créatrice ; son activité est sans seconde, son travail quotidien surhumain. Jamais homme n’a connu d’angoisses comparables aux siennes, de triomphes supérieurs aux siens, de chute plus imméritée que la sienne. A de rares exceptions près, ses fonctions ont été plus lourdes que toutes celles que jamais personne ait assumées.

S’il est orgueilleux pour lui-même, Ludendorff l’est plus encore pour son pays. Son patriotisme, — d’ailleurs respectable en soi, — est poussé jusqu’à un degré d’aveuglement qui