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« En ce temps aussi, le renom et bruict de Bérénice estait grand : elle s’en alla à Rome en la compagnie de son frère Agrippa, et elle eut pour sa maison et demeure le Palais, où Titus l’entretenait, et cuidait-on qu’il la dût épouser, car déjà elle se comportait comme son épouse et femme légitime ; mais Titus ayant senti le vent que les Romains étaient malcontens de telles choses, la renvoya en son pays : aussi murmurait-on fort à Rome de leur accointance. » Cet extrait de l’abrégé de Dion Cassius par Xiphilin, dont Corneille cite le texte latin en tête de Tite et Bérénice, est encore, semble-t-il, le thème qui a servi pour l’Hérodienne. Nous voyons, au premier acte de la pièce nouvelle, Bérénice paraissant en public aux côtés de Titus et installée par son impérial amant dans une dignité déjà presque souveraine. Cela fait scandale. Les Romains sont « malcontents. » Et je trouve qu’ils ont joliment raison ! Mais M. Albert du Bois leur donne tort. C’est là le sens et la portée de sa pièce.

L’Hérodienne pourrait s’appeler l’Etrangère : ce serait son vrai titre. La fille du roi de Judée, la ci-devant reine de Chalcis et de Cilicie, représente l’Orient et sa civilisation, le cosmopolitisme et sa déliquescence, tout ce qui, — comme M. G. Ferrero le montre dans ses belles études sur la Ruine de la Civilisation antique, — était en train de miner l’édifice séculaire de la grandeur romaine. En voulant chasser l’étrangère, Rome ne fait que se défendre et cherche à éliminer le poison dont elle est déjà infectée. Nos écrivains du dix-septième siècle, qui ne nous avaient pas attendus pour comprendre l’antiquité, l’avaient nettement vu. Leur Titus et même leur Bérénice ne songeaient pas à contester le droit de Rome et ne niaient pas qu’il fût supérieur au droit de leur passion. Ces amants fameux mettaient leur noblesse à sacrifier leur intérêt individuel à l’intérêt collectif d’une nationalité qui lutte et qui veut durer. lien est autrement dans l’Hérodienne, et c’en est la principale nouveauté. Chaque fois qu’un personnage, homme ou femme, soldat, tribun ou simple littérateur, plaide la cause romaine, il le fait en des termes tels, avec tant de raideur, tant de dureté et d’intransigeance, qu’on a l’impression d’un incurable et aveugle entêtement, d’une brutalité rétrograde et farouche. L’auteur ne pardonne pas au peuple romain, ce peuple méchant qui se défend quand on l’attaque. Et il salue en Bérénice l’Annonciatrice de la fraternité des peuples, en Titus le Seigneur de la paix.

Alors, l’histoire ramenant, comme on sait, à des siècles de distance, d’étranges analogies de situation, il s’est produit, l’autre soir,