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et obligés de sacrifier leur bel amour à la raison d’État. Alors, nous avons beau faire, les vers de l’ancienne Bérénice, — quelques-uns des plus passionnés qui soient dans notre langue,


Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !
Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée...

Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice...


— chantent dans notre mémoire. Et cela nous gêne pour goûter les vers de la Bérénice, nouvelle manière.

Déjà notre grand Corneille avait éprouvé le danger d’un tel ressouvenir. On conteste aujourd’hui qu’Henriette d’Angleterre ait suggéré aux deux plus grands poètes tragiques de son temps un sujet où elle retrouvait quelques traits de l’histoire de son propre cœur, et qu’elle ait ainsi mis aux prises les deux illustres rivaux. Les légendes ont la vie dure et j’espère bien que celle-ci, qui est charmante, survivra à tous les efforts des érudits. Toujours est-il qu’une semaine après Bérénice, Corneille faisait représenter Tite et Bérénice. La pièce était encore très digne de « notre vieux Corneille, » et tels vers qu’on y relève, ceux par exemple de Domitie protestant qu’elle ne se pique pas


Du ridicule honneur de savoir bien aimer ;


ou ceux de Bérénice elle-même :


C’est à force d’amour que je m’arrache au vôtre,
Et je serais à vous si j’aimais comme une autre,


sont parmi les plus cornéliens qu’ait écrits Corneille. Mais pendant ces huit jours, l’opinion avait eu le temps de s’établir. Le succès d’estime fut pour Tite et Bérénice et le succès pour Bérénice. Quant à la postérité, elle a relégué Tite et Bérénice parmi les œuvres mortes, tant il est vrai que c’est toujours un jeu dangereux d’entrer en lutte avec un chef-d’œuvre ! Tite et Bérénice est une pièce ingénieuse et bien faite, quoique les rôles de Domitian et de Domitie y tiennent trop de place ; elle enferme de beaux vers et des morceaux charmants : tel ce couplet sur l’amour-propre et l’amour qui semble un écho poétique des Maximes de La Rochefoucauld... et il n’en est resté qu’une définition des deux galimatias, ! simple et le double, que Boileau appuyait d’un exemple emprunté précisément à cette tragédie !