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nue, il ne choisissait pas pour modèle la Vénus grecque, mais une blanchisseuse ou quelque grosse maritorne de grange, nommant son erreur « imitation de la nature ! » tenant le reste pour vains ornements ! » La pièce continue sur ce ton, en regrettant qu’il eût préféré des seins flasques, des mains déformées, en n’admettant ni règles ni d’autres proportions dans les membres humains que ceux de ses modèles ; lui qui, par toute la ville, sur les marchés, les ponts et les coins de rue, cherchait partout des cuirasses, des morions, des poignards javanais, des fourrures et des collerettes passées de mode, pour en affubler Scipion le Romain ou la noble stature de Cyrus. « Quel dommage pour l’art qu’une main aussi habile ne se soit pas mieux servie de ses talents naturels ! Qui l’aurait surpassé dans la peinture ? »

Ainsi la querelle qu’on lui faisait à Amsterdam, même après sa mort, ne lui déniait rien de son génie et reconnaissait tout au moins l’éclat et la puissance de son action, en la déplorant. Ceci contredit exactement la légende qui le représentait s’éteignant dans l’oubli, et végétant dans la misère d’une cécité précoce.

A ce dernier point de vue, la correspondance d’Antonio Ruffo nous apporte encore des précisions décisives. Si l’Aristotèle de 1654 avait été payé à l’artiste 500 florins, soit 5 000 francs de notre monnaie d’avant-guerre, pour une toile de format moyen, on pouvait objecter que c’était bien avant sa ruine, au temps où la légende, ondoyante et diverse, le représente comme accablé de commandes, entouré de collectionneurs qui sollicitent en vain une œuvre de sa main, mais où, à la vérité, l’artiste est embarqué dans sa vaste spéculation sur ses eaux-fortes et ne voit pas venir l’orage qui s’amoncelle contre lui.

Or, en 1661, trois ans après la vente infâme de ses collections, l’année même des portraits des Syndics, — ces très riches conseillers de la corporation des marchands de drap d’Amsterdam, — Antonio Ruffo s’était procuré deux autres tableaux du Maître qu’il allait payer 1 100 florins, non sans protester contre l’état d’esquisse de l’un d’eux et contre l’entoilage de l’autre figure. C’est à ce sujet qu’il écrivit à Rembrandt, dont il a conservé la réponse. Elle nous montre le grand artiste sous un jour, assez brutal, qui explique bien des