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c’est que Rembrandt semble avoir brusqué l’achèvement de ce tableau, en ne sortant pas mieux de la pénombre de sa préparation les corps qui fluent dans l’atmosphère, au-dessus du chien, puis en négligeant certains détails secondaires, comme si le temps lui eût manqué.

C’est ici qu’il faut rapprocher cette date de la mi-juin 1642, où la grande toile fut livrée à Franz Banning Cocq, d’une autre date plus précise, celle du 19 juin 1642, qui vit s’ouvrir, sous le petit orgue de la Oude-Kerk, un caveau pour la sépulture de Saskia.

« Chez Rembrandt, il est impossible de savoir ce que le cœur soutînt. » Peut-être bien que Fromentin eût regretté cette phrase amère, s’il eût rapproché ces deux dates, si décisives dans la carrière et dans la vie de Rembrandt, et si leur fulgurance, trop réelle, l’avait éclairé sur cet excès d’imagination. Ne semble-t-il pas au contraire, à regarder mieux cette œuvre capitale, que le glas du 19 juin ait faussé le ressort de son existence, qu’il ait brisé l’élan qui l’entraînait vers son étoile et qu’il a dû retentir effroyablement, dans cet atelier d’où la tendresse se retirait en emportant bien des chimères ?

La gloire ? à quoi bon ! puisque celle, pour qui il la conquérait, dormait son dernier sommeil sous la dalle d’une sépulture ! La fortune ? mais c’était pour elle qu’il la poursuivait, avec cet acharnement joyeux dont ses tableaux disent l’audace ! A quoi bon, maintenant ! A quoi bon !

Il y avait aussi une menace. On avait vu l’artiste en délicatesse avec les parents de Saskia.

Ceux-ci n’allaient-ils pas tout saisir et tout inventorier, puis exiger que la dot de Saskia fût constituée en capital au profit du petit Titus, sous la gestion d’un ennemi du peintre ? Il fallait se hâter ; surtout se retrouver seul, éloigner tous ces importuns qui guettaient une défaillance. « Le secret » de la Ronde de Nuit, s’il en est encore, n’est-il pas plutôt là, dans ce drame intérieur, dans ces moments tragiques où Rembrandt sentit la faux du Destin saccager tout son avenir d’homme passionné, tout le trésor secret de ses jeunes tendresses ?

Car, n’oublions pas que l’artiste n’avait pas encore atteint trente-six ans et qu’il serait inadmissible qu’un échec, même retentissant, n’ait pu être réparé dans les vingt-sept années qui lui restaient à vivre, tandis que ce deuil clôturait sa jeunesse.