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Quelle antithèse que ce respect du cosaque pour la vie et la propriété civiles en face de la sauvagerie de la « Kultur » teutonne en France et en Belgique ! Les privations, sans être, même de loin, comparables à celles de Paris, avaient cependant été très sérieuses, dans les masses populaires tout au moins, et particulièrement sensibles à ce peuple qui vit surtout pour son ventre. Il avait souffert, au point de vue alimentaire, comme dans un véritable siège, et les esprits étaient surexcités par la fièvre dans ces corps affaiblis.


EN PLEINE ANARCHIE

Gouvernement, armée, population, tout était désemparé. On était en présence d’une véritable anarchie, sans bruit, sans éclat, d’une décomposition de l’autorité. C’était une société amorphe qui cherchait son système de cristallisation.

Le Gouvernement était constitué par un Conseil provisoire qui s’était instauré lui-même. Il se composait de trois socialistes majoritaires : Ebert, Scheidemann et Landsberg, de deux socialistes indépendants : Haase et Dittmann, et du révolutionnaire Barth. Il délibérait sous la tutelle du Comité supérieur des ouvriers et des soldats (Vollzugsrath). Son autorité ne s’étendait guère au delà de Berlin et de sa banlieue. Les communications avec les provinces et les divers États de l’Empire étaient très précaires. Les télégraphes fonctionnaient mal ; les chemins de fer étaient détraqués ; on mettait trois jours là où normalement un voyage en eût exigé un demi. Cette crise de transport était due moins à la pénurie de matériel qu’à l’indiscipline générale : les livraisons à l’Entente étaient à peine commencées et l’Allemagne avait tant raflé de matériel étranger qu’elle n’en a jamais réellement manqué.

Le pis était que ce Gouvernement de fortune ne pouvait s’appuyer sur aucune force organisée. Les troupes qui occupaient Berlin n’avaient plus d’armée que le nom. Composées des plus tristes éléments, fuyards, embusqués, déserteurs, c’est elles qui avaient fait la révolution ; elles ne connaissaient plus aucune règle. Les soldats remplissaient les rues de Berlin de leur foule débraillée, déambulant deux par deux, l’arme à la bretelle, la crosse en l’air, ne montant de garde ou de faction que contre une forte indemnité. On ne voyait aucun