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angoisses, Dieu le sait !), que la mienne doit mettre quatre ou cinq jours à t’arriver !

La même démence de cœur qui me fait demander à Mme de B(rugnolle) en rentrant : « Y a-t-il une lettre ? » même quand cala ne se peut pas, t’agite là-bas. Nous sommes le même cœur, le même amour et le même caractère ; nous souffrons ensemble du même mal. Mais, c’est ma faute. J’aurais dû ne pas obéir si scrupuleusement à tes ordres, partir le 1er janvier, comme je le voulais, et revenir dans les premiers jours de février. Nous aurions eu un mois à nous ; on aurait babillé ; mais en me voyant repartir, on n’aurait rien dit, comme à Pétersbourg. Je me vois encore ta lettre à la main, discutant avec moi-même, étudiant tes phrases, et décidé par l’intérêt d’Anna, car tu m’y dis : « Je t’en supplie, mon Noré, attends dans l’intérêt de la petite. » Et Anna, qui méprise les Français, ne sait pas combien ils sont réellement nobles en tout ! Et je suis resté, mes paquets faits, mon or compté.

Maintenant, je n’ai pas une ligne (d’écrite) sur les Paysans. J’ai usé mes facultés à l’œuvre désespérante de « l’attente. » Et il faut travailler, travailler plus cruellement qu’à Lagny, car j’ai six volumes à écrire, et je n’ai plus que quinze jours. Les Paysans doivent reparaître le 15 mars sous peine : primo, de me nuire dans l’opinion publique ; secundo, de sacrifier les trente mille francs du livre dont le succès sera compromis ; tertio, sous peine de me brouiller avec la Presse ; quarto, sous peine, enfin, de ne pas avoir d’argent ! Et voilà dix jours que je me lève tous les matins entre trois et cinq heures pour travailler, pour trouver une ligne dans mon encrier, une idée dans ma tête, pensant uniquement à ceci : « Que fait-elle ? est-elle retournée en Uk(raine), rappelée par la mort de l’oncle ? Est-elle en route ? » Enfin, fou, fou de chagrin, de désespoir, me demandant à quoi bon venir, se risquer sur les routes, pour te trouver partie. Au lieu d’un paradis nous avons un enfer, et quel enfer !

Ça a eu des conséquences ridicules ici. Me croyant sur le point de partir, Madame de B(rugnolle) n’a pas voulu prendre de cuisinière pour quinze jours, et nous sommes sans domestique, depuis le 1er janvier. Ame, esprit et maison tout est sens dessus dessous. Tout eût été si bien si tu m’avais laissé partir pour D(resde) le 1er janvier. Nous aurions eu un bon mois ;