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le terme alors, pour le grand artiste, était proche. Le premier tableau presque tout entier, (le camp de Marc-Antoine), témoigne d’une tendance certaine à la dignité du style, à la belle tenue du discours lyrique. La langue est pure, simple et libre. Aucun embarras et nulle surcharge, pas de recherche non plus ; du sérieux avec, naturellement, quelques-unes de ces élégances dont Massenet fut longtemps l’arbitre. Alors même que l’ingénieux musicien a peu de chose à dire, il le dit, il l’écrit bien. Le fond, ou le centre, peut manquer, mais non pas les dehors ou les alentours. Et puis il se rencontre dans cette partition, dans les premières pages du moins, des pauses, lorsqu’on l’écoute, et, quand on la lit, des blancs, qui font plaisir. Un peu d’aise et de repos est si rare aujourd’hui ! L’arrivée de Cléopâtre, ou plutôt, après son arrivée, son premier salut à Marc-Antoine est une assez belle chose, et belle de silence autant que de musique. La phrase a beaucoup de charme, avec une certaine fierté qui très vite s’attendrit et se fond. Elle est bien, cette phrase unique, dans la manière, sans maniérisme ici, du Massenet des meilleurs jours. D’autres pages, applaudies, méritaient moins de l’être ; d’abord une missive de Cléopâtre, dont la seule lecture a pour effet, — un peu brusque, — de renvoyer Antoine à la reine d’Egypte le soir même de ses noces, avant qu’il soit, autrement que de nom, l’époux de « la triste Octavie. » Dans le répertoire de Massenet, on aime assez à écrire. Rappelez-vous la lettre de des Grieux à son père, les lettres, admirables, de Werther à Charlotte. Le billet de Cléopâtre n’est qu’une mièvre et dolente romance. On fera bien de ne pas la recueillir dans la correspondance générale du musicien.

Pendant les entractes de cette trop décevante Cléopâtre, les gens informés répétaient aux autres : « Attendez le dernier acte. C’est du vrai Massenet. » Au contraire, il a paru, ce dernier acte, manquer surtout à la vérité, non moins qu’à la convenance, j’entends au rapport nécessaire entre les personnages à représenter en musique et leur représentation. Pour agréable et mélodieux que soit le duo final, il n’offre qu’un agrément artificiel, et plus superficiel encore. Sur une terrasse d’Alexandrie, au coucher du soleil, Antoine et Cléopâtre, près de mourir, soupirent l’un après l’autre, puis ensemble, des alexandrins de ce goût : « C’est le plus beau des soirs, c’est l’heure la plus douce. » Et la musique égale en fadeur la poésie. Toutes deux ont « romancé, » pour ainsi dire une grande mort. Décidément Cléopâtre n’est point un testament : tout au plus un codicille, et qu’une main défaillante a signé.