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de vivre. Et de cette vie, très simple, primitive même, en tout et toujours harmonieuse, le moindre personnage donne l’impression : ne fût-ce que le mendiant couché sur les degrés de l’église, ou, dans l’isba, l’innocent qui va, vient au hasard, promenant de groupe en groupe ses pas incertains et son vague sourire. Plus vrai, plus vivant encore, exempt de toute affectation, libre de toute contrainte, tel nous parut certain joueur de guitare, de cette guitare que les Russes nomment balalaïka. Jeune, imberbe, avec des yeux et des cheveux clairs, en blouse rouge et bottes noires, le garçon était assis par terre, les jambes croisées. Les cordes frémissaient, criaient sous ses doigts. Passionnément attentif à leur plainte, la tête penchée ou plutôt accablée comme par le poids même de cette attention presque douloureuse, on eût dit quelqu’une des figures qu’aux pierres de nos cathédrales notre moyen âge a taillées.

Hormis certains accompagnements, par les balalaïki, du chant ou de la danse, la musique de l’Isba russe, chœurs et soli, n’est que vocale. Pas d’orchestre ; deux heures de musique modulée uniquement par des lèvres humaines. Quelle nouveauté ! Quel repos ! Quelles délices ! Rien que des voix, et toutes, féminines et viriles, admirables de jeunesse, de fraîcheur, de pureté. Il y a plus : la beauté de leur art, de leur chant, est égale à leur naturelle beauté. Seules, mais sûres, sans appui, mais sans défaillance, pas un accident, pas une faute contre la justesse ou la mesure ne vient rompre leur cours mélodieux ni troubler leur harmonieux concours. Elles savent toutes les vertus des sons et tous leurs mystères. Entre leur extrême puissance et leur douceur infinie, elles remplissent, aurait dit Pascal, tout l’entre-deux. Mais de l’une à l’autre, et dans les deux sens, comme elles préparent les passages et les degrés ! Comme elles les montent et les descendent tour à tour ! Comme elles renforcent les notes, ou les atténuent ! Il nous souvenait, à les entendre, de ce violoniste errant dont Grillparzer a parlé. Son jeu ne ressemblait à nul autre. Souvent il ne consistait qu’à former des accords ou des intervalles, de préférence les plus simples et les plus harmonieux. Quelquefois il ne donnait qu’une note unique. Il la tenait longuement, avec pureté. Très mince d’abord, il l’enflait jusqu’à la plénitude, puis il la réduisait à la faiblesse d’un soupir. Alors, pour s’enivrer en quelque sorte de la musique entière, il n’avait besoin que d’un son. De même, par un crescendo, puis un diminuendo, puis encore un crescendo, modulé sur un accord invariable, suivant un rythme opiniâtre, les voix du chœur russe arrivent à faire de la plus simple évolution