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rejoignent et se tendent leurs feuilles comme des mains ». Une image, si l’on redoute le mot de symbole, remplace une description. Jules Renard emploie aussi des images ou des symboles pour remplacer parfois l’analyse des sentiments. Les « cloportes » de son roman, c’est une famille de villageois apathiques, de gens « calfeutrés, chez qui le sang avait cessé de couler et s’arrêtait à fleur de peau, changé en humeurs, gonflé en furoncles ». Cette apathie accable leurs esprits et leurs corps. Ils dorment longuement, ne font rien, ne parlent pas. Et voici l’une de leurs soirées. On apporte, auprès du poêle, une petite table ; on pose une lampe dessus. Mme Lérin et sa fille prennent leurs chaufferettes et vont à l’église. M. Lérin penche la tête sur son journal ; et à côté de lui son fils dort ou, s’il ne dort pas, il a bien l’air de dormir : le père et le fils ont « engagé une véritable partie de silence. » Un incident : la lampe baisse, le poêle aussi et la bouillotte ne ronronne plus. Le journal que lit M. Lérin remue ; le fils de M. Lérin se dérange pour mettre une bûche dans le poêle : « La bouillotte se réveille comme une pie babillarde ; M. Lérin remonte la lampe, soulève l’abat-jour ainsi qu’un couvercle, et un peu d’animation se mijote comme l’écume d’un pot-au-feu. » Les gens et les objets sont réunis dans une même description, qui est toute en images ou subtiles analogies.

Ce procédé symboliste, qui se voit déjà dans les Cloportes, Jules Renard l’aimera de plus en plus et y montrera une étonnante habileté. Les Histoires naturelles sont, à cet égard, son chef-d’œuvre. Quelquefois on dirait d’un jeu d’esprit, de trop d’esprit que rachète la réussite merveilleuse. Rappelez-vous la sauterelle : « Serait-ce le gendarme des insectes ? Tout le jour, elle saute et s’acharne aux trousses d’invisibles braconniers qu’elle n’attrape jamais. Les plus hautes herbes ne l’arrêtent pas. Rien ne lui fait peur, car elle a des bottes de sept lieues, un cou de taureau, le front génial, le ventre d’une carène, des ailes en celluloïd, des cornes diaboliques et un grand sabre au derrière... » Elle a les vertus d’un gendarme et elle en a les travers : elle chique : « Si je mens, poursuis-la de tes doigts, joue avec elle à quatre coins et, quand tu l’auras saisie, entre deux bonds, sur une feuille de luzerne, observe sa bouche : par ses terribles mandibules, elle sécrète une mousse noire comme du jus de tabac. » Quelquefois la plaisanterie tourne à une exquise poésie : « La nuit s’use à force de servir. Elle ne s’use pas par le haut, dans ses étoiles. Elle s’use comme une robe qui traîne à terre, entre les cailloux et les arbres... Il n’est pas un coin où ne pénètre un pan de