Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/665

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sourires dès qu’elle comprit le désir de cette dame. Des dentellières ? Elles sont au moins une centaine disséminées dans les ruines. Mais elles n’ont ni carreaux ni parchemins ni fil ni fuseaux. Elles passent leurs journées à nettoyer des briques brûlées par les bombardements, et la nuit vient vite, et elles se croisent les mains. Ah ! si elles pouvaient dans leurs tranchées, — car ce sont des tranchées qu’elles habitent, — allumer derrière la bouteille d’eau traditionnelle la lumerote, la faible lumière qui ainsi réfléchie suffit à éclairer leur ouvrage, elles auraient le sentiment que la vie d’autrefois a vraiment recommencé. Et elles gagneraient bien trois francs par jour. Mais comment se procurer des instruments de travail ? Ce n’est pas seulement à Bailleul que les dentellières chôment. Il y en a a Cassel, à Strazeele, dans les bois du Mont-Noir, qui ne désireraient que faire œuvre de leurs dix doigts ; et il en rentre tous les jours, sans compter les petites filles dont on commencerait l’apprentissage.

Cette vieille femme sortie des ruines et demandant des fuseaux pour reprendre au crépuscule son travail de fée, c’était comme si le plus joli passé de ce pays se levait du sein de la dévastation et suppliait qu’on lui fit la grâce de ne pas le laisser mourir. À coup sûr, les trois francs par jour que gagneraient les dentellières de Bailleul ne les enrichiraient pas. La région n’attend pas de leurs efforts la renaissance de sa prospérité ; et les fabriques de dentelles l’emporteront toujours. Mais la vie nationale ne se compose pas seulement de grandes choses ; et la disparition d’un art la ternit et la banalise. Il n’y a point d’art plus héréditaire que la dentelle, ni où l’on sente mieux l’exquise élaboration des siècles. L’éducation artistique des dentellières se transmet par le sang. Les directrices d’ateliers, les patronneuses, étaient souvent des femmes illettrées. Leur Valenciennes à mailles rondes reproduisait presque toujours les mêmes dessins aux noms bizarres : la crevette et la double crevette, le chapeau de curé, le Pater et la Vierge (petits bords droits de distance en distance ornés d’un pois), les chapelets et les Ave Maria (petits bords droits parsemés de grains). Mais ces dessins sont délicieux, et cette fine dentelle est aussi résistante que l’âme du pays.

Pendant que nous nous éloignions de Bailleul, Mme Lyon me disait : « Il y a tant de femmes qui seraient contentes de