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Les champs en sont remplis. Mais nos paysans ne se découragent jamais. Seulement l’hiver nous effraie. »

Il était près de cinq heures du soir. La plaine grise semblait réfléchir le ciel bas et pluvieux. Sur la route, que bordent des tronçons de ruines comme des tombeaux, passe une équipe de prisonniers allemands dans leur uniforme verdâtre, le dos marqué des deux grosses lettres blanches : P. G. Ils sont conduits par un jeune soldat baïonnette au canon. Depuis Arias, je n’ai cessé d’en rencontrer. Ils vont au travail ou en reviennent au milieu d’une complète indifférence. Mais, chaque fois que je les vois, je revois ce même petit soldat souple et mince, à la physionomie étonnamment expressive, qui pousse devant lui, en mâchonnant sa cigarette, cette autre espèce d’humanité lourde, mal dégrossie, dont le faciès est brutal et les yeux sans regard. Un étranger, qui ne saurait rien, n’aurait pas besoin de recourir à l’hypothèse d’un peuple vaincu et d’un peuple vainqueur pour s’expliquer que ces gens obéissent et que l’autre commande. On oublie qu’ils appartiennent à la nation responsable de toutes ces ruines : les yeux se posent sur eux et sur celui qui les mène comme sur le seul spectacle qui, dans l’abominable confusion des choses, nous rappelle qu’il y a encore de l’ordre dans le monde.


Cependant Mme Lyon, qui adore l’art de la dentelle, s’informait près du secrétaire si quelque dentellière de Bailleul n’avait point reparu. La ville de Bailleul est en effet un des berceaux de la dentelle. Elle en faisait un grand commerce à la Révolution ; et sous le premier Empire, le préfet du Nord, Dieudonné, mentionnait quatorze cents dentellières à Bailleul même. En ce temps-là, elles avaient leur costume : pardessus de calemande rayée, bonniquet de toile fine plissé à petit canons, et médaille d’argent pendue au cou par un liséré noir. Leur nombre vers 1850 atteignit huit mille dans la région Bailleulaise. Puis il diminua. Les écoles dentellières fermèrent l’une après l’autre ; mais il en restait encore une, et l’art charmant se perpétuait. Mme Lyon ne veut pas qu’il s’éteigne. « Madame, lui répondit le secrétaire, vous demandez une dentellière : en voici justement une. » Une vieille paysanne était là, qui portait sur son visage l’ascétisme du labeur. Toutes ses rides devinrent des