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là-bas en face, la forêt d’Halatte ferme l’horizon de ses croupes imposantes et sombres ; à l’Est grondent sans répit des rumeurs de bataille. Etendu sur ma chaise longue, dominant le paysage, le bras droit emmaillotté et lié sur la poitrine,


Je me souviens
Des jours anciens...


Ce matin-là, un dimanche d’avril, la brume s’alourdissait trop épaisse encore pour permettre de voler, déclarait mon compagnon de chambre [1], et je m’étais rendormi, lorsqu’un rayon de soleil, filtrant par la croisée ouverte, d’un bond nous dressa hors du lit. Au dehors, de larges éclaircies déchirent le ciel en désordre ; déjà notre chef s’impatiente, tandis qu’aux bords de leurs nids nos oiseaux silencieux attendent l’heure de l’envol. « La mitrailleuse est nettoyée, la bande rechargée, Aubrv ? — Hier elle exécuta un magnifique tir d’essai. — Armez. » Mon mécanicien s’empresse... Pourquoi le levier d’armement ne retomba-t-il pas à fond ?... « Vous conduirez la patrouille, « Frégeo, » interrompt le lieutenant. — « Entendu ! Montdidier, Noyon, voulez-vous ? » Les camarades accourent, la confiance et la joie plein les yeux : « Tu mènes ? — Pas trop vite, mon moteur a perdu cent tours. — Alors, c’est le grand jour ? On bourre ? — En route, bavards ! » Du poste de commandement un téléphoniste fait irruption : « Trois Albatros signalés à 4 000 sur Montdidier... »

Les huit moteurs ronflent, les pilotes enjambent leurs carlingues, les As de l’escadrille roulent vers la ligne de départ ; tous des acrobates, des tireurs de classe, des jeunes qui en « veulent » et qui, au cours d’un combat, n’abandonneront pas le camarade mal engagé. Quelle confiance inspire pareille équipe !...

Vous étiez là, derrière moi, l’un à droite, l’autre à gauche, Marie, le chasseur à pied au regard intrépide, et vous, Stone, compagnon taciturne, mais assoiffé de victoires, accouru de ces lointains rivages qu’éclaire une symbolique statue de la Liberté !...

Au-dessus du terrain, la patrouille se forme en triangle, et, rapaces faméliques de proies humaines, pareils à ces vols de

  1. Sous-Lieutenant Decugis, tué trois mois plus tard.