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son mitrailleur ! Deux Allemands détestés sont là dans leur mécanique endiablée à toucher ma tête, qu’il suffirait d’une dizaine de cartouches peut-être, pour envoyer en bas, et ces dix cartouches-là, je ne les aurai pas ! Une fureur sans nom bouillonne dans mes veines, je tire et tape à la fois sur le levier, le secoue en tous sens, soulevé de mon siège par l’effort… Des moments passent longs comme des heures… L’albatros va regagner ses lignes… Le pare-brise éclate sous les coups ; mon gant se déchire ; je tape, je tape, je tape de mon poing nu et sanglant… Rien !…

À l’atterrissage mon mécanicien, le sergent armurier et ses aides convoqués aussitôt dans une tempête d’imprécations travaillèrent vingt minutes à démonter le bloc culasse de mitrailleuse, tant il était coincé ! Une rupture d’étui à la seconde cartouche avait provoqué le plus dur des enrayages !

Au cours de ces récits je me suis plu à insister à dessein sur les émotions des combats interrompus pour de futiles raisons. Ils impriment dans l’âme d’impérissables rancœurs et jetteront plus de lumière sur notre carrière de chasseurs d’hommes dont les fugitifs triomphes sont payés de si amers déboires. La banale rencontre où s’affirme votre supériorité, où l’ennemi s’effondre ou prend la fuite dès les premières cartouches, où votre mitrailleuse défile sans hésiter ses rafales de balles ne laisse que peu d’impressions : n’a-t-on pas coutume de dire que les peuples heureux n’ont pas d’histoire ! Le délicat mécanisme des mitrailleuses, de leurs appareils de commande et d’alimentation, à l’entretien desquelles nos mécaniciens et nous passions cependant de longues journées, sauvèrent, hélas ! la vie d’un grand nombre d’ennemis.

Dans notre arme, l’adversité essouffle les faibles, mais doit stimuler les forts. Que doivent seulement penser du fond de leur tombe tous ceux que je me suis juré de venger, dont chaque jour s’accroît la liste sans que grossisse le nombre des victimes à leur offrir ?


MON DERNIER VOL.


Hôpital. — Printemps 1918.

Autour de l’hôpital, des collines boisées abaissent vers l’Oise assoupie au fond de sa vallée leurs luxuriantes frondaisons ;