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s’accroît et sur les routes défilent sans arrêt les lourds T. M. transportant divisions sur divisions.

Tout à l’heure au bureau du groupe, avant de partir rendre en hâte les derniers honneurs à un infortuné camarade, je lis par-dessus l’épaule du téléphoniste, le message qu’il transcrit : « Depuis huit heures ce matin, de quinze minutes en quinze minutes, un obus tombe sur Paris... » J’avoue m’être assuré que le malheureux, hébété de fatigue, ne s’était point endormi !

Vers le soir, notre patrouille prend le départ pour reconnaître les abords de la forêt de Saint-Gobain où l’on suppose camouflée la pièce, si pièce il y a, qui tire sur la capitale. Mon moteur refusant de se mettre en route, je m’envole une demi-heure plus tard. Les bords de l’Oise, puis du canal de la Somme, Chauny, Jussy, Ham sont marqués par une succession d’incendies et les villages de cette infortunée contrée que j’ai déjà vus flamber en septembre 1914 brûlent pour la seconde fois. La dernière chaumière de France grillera-t-elle à nos yeux sans que soit vaincue cette race maudite ?

A part une violente canonnade terrestre, rien à signaler, aucune activité aérienne. Déjà, je survole Soissons regagnant notre terrain, lorsqu’un pressentiment soudain me fait virer de bord et pointer à toute vitesse droit vers Guiscard comme si d’instinct j’y flairais quelque gibier. Un camarade me suit, rallié par hasard dans les nues, bientôt époumonné de cette course endiablée et forcé d’abandonner la charge. Déjà, le soir s’étend paisible et rouge ; au sol, la brume scintille de la lueur des canons et des incendies. Une dizaine de kilomètres en avant, non loin de Ham, voici un imperceptible point noir. Il faut notre regard exercé et la certitude qui m’anime pour le découvrir aussitôt et presque avant de l’apercevoir y reconnaître à coup sûr un ennemi.

Personne à 5 000 autour de moi, personne dans les sphères moins élevées, pas un rival à me disputer cette proie magnifique dans la portion d’espace que j’embrasse d’un coup d’œil rapide.

L’appareil avance très bas, inconscient, dirait-on, de s’aventurer seul à découvert en plein territoire de France. Son audace témoigne-t-elle d’une ignorance absolue des nouvelles lignes ou plutôt d’une mission particulièrement urgente à remplir dont il importe doublement alors d’entraver la réussite ?