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dernier nom que peut-être murmuraient ses lèvres. Là-haut, quelque part, au fond de l’horizon bleuté, loin du regard des hommes, le drame s’est étouffé : en plein ciel de lumière, dans le sillon d’azur creusé par l’étrave de sa nef légère un marin de plus est englouti, dont les bas-fonds terrestres ne recueilleront que des débris volatilisés par l’effroyable chute, des cendres consumées par l’incendie. Jalouses de leurs fidèles, les mers aériennes gardent pour elles leurs âmes et leurs dépouilles : les charniers anonymes des soirs de carnage ne sont jamais pour eux...

Les faveurs de la gloire qui paye seule notre courage, sont soumises comme notre existence aux plus hasardeuses fluctuations. Chefs et camarades, différents secteurs d’attaque, moteurs et appareils, autant de facteurs essentiels du succès et tributaires pourtant de l’aveugle Destin. Mais en miroitant à nos yeux, comme un appât toujours offert à nos convoitises, la fortune ajoute un plus grand prix à notre vie par l’incertitude où elle la maintient. Demain verra peut-être l’aurore d’un jour plus héroïque encore. Une espérance, une flamme sans cesse renouvelée, cautérisent aussitôt les plus cruelles déceptions. Les jours s’enfuient dans la préparation fiévreuse, l’attente de l’étincelant mirage, qui laisse à peine le temps d’en goûter le charme.

Elle en devient chaque jour plus ensorcelante, cette carrière qu’on ne saurait imaginer plus belle ni plus féconde, à laquelle nous nous adonnons entièrement, sans souci des nostalgies futures. Ne gardera-t-il pas nos âmes désormais grisées, ce limpide ciel de France, auquel notre magique épopée aura rendu sa primitive pureté un instant ternie par les fumées des batailles, l’éclat des shrapnels, le vol des sinistres oiseaux noirs ?


23 mars.

Chaque heure qui passe apporte depuis trois jours de déconcertantes nouvelles comme jadis, au temps de la Marne tragique.

Nous commencions à douter de leur kolossale offensive lorsque dans la nuit d’avant-hier une canonnade formidable droit au Nord vers Saint-Quentin ébranla les baraques et nous éveilla : l’instant fatal était arrivé. Maintenant le bombardement