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machine humaine s’épuise à son propre détriment. La vie et la mort perdent tout prix : nos yeux de carnassiers étincelants d’une haine atroce à la vue de l’ennemi descendu en flammes, torche vivante sacrifiée à la Patrie et à notre soif de vengeance, conservent une apparente indifférence devant le camarade le plus cher brusquement abattu. La bête primitive et sans cesse excitée triomphe à chaque minute, étouffant la flamme divine. Chasseurs traqués à leur tour cependant, exécuteurs condamnés eux-mêmes selon l’éternelle loi du sang, une implacable Némésis les poursuit. Accident ou combat, les plus valeureux sont immolés peu à peu au mirage du vol, à la poursuite de leur sanglante chimère, et l’épuisement physique a tôt fait d’arrêter ceux qui survivent.

Les transports extrêmes où ils se laissent si facilement entraîner ne sont-ils pas aussi la conséquence des tempéraments spéciaux et vigoureusement affirmés qu’exige leur carrière de chasseurs d’hommes et des dépressions auxquelles fatalement elle les condamne ? Le duel aérien, en vue duquel ils sont sélectionnés, nourris, dirait-on, comme les gladiateurs antiques, les animaux féroces des cirques romains, développe en eux l’individualisme le plus absolu en même temps que les surmène l’altitude. Aux prises avec des difficultés sans nombre, obligés à ne jamais compter que sur eux-mêmes, énervés d’angoisses incessantes, excusez-vous désormais leur nature indomptable et emportée, cette insouciance enfantine, leur trait dominant, ces transes, ces superstitions, ces crises d’abattement succédant aux accès d’une fougue insensée, qui terrassent les plus forts ?

A s’élancer toujours plus haut et tenter l’infini, l’Idéal qui les soutient les emporte avec lui. Que peuvent être les combats, les champs de bataille de la terre, jonchés des réalités brutales du carnage, contre ces plaines irréelles, au travers desquelles ils évoluent, soldats fantômes précipités les uns contre les autres comme les anges et les démons aux premiers temps de la Genèse ? La mort elle-même, quand elle y choisit ses victimes, s’entoure d’une pompe auguste et mystérieuse. Nul ne sait jamais quelles angoisses précédèrent sa venue, le sursaut révolté de leur jeunesse ardente contre son étreinte glacée, le dernier spasme de leur agonie. Nul ami pour soutenir dans ses bras le pilote défaillant, recueillir sa dernière pensée, le