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c’est un boche qui vise la saucisse au bord de l’Aisne, derrière Laffaux, et ses deux acolytes, chargés de le protéger, prennent maintenant la fuite, pourchassés par la patrouille.

Aurai-je le temps d’intervenir avant qu’il accomplisse sa mission ? — J’ai plus de 3 000 mètres à descendre sans compter la distance oblique qui me sépare de lui...

Au retour, en tout cas, il ne peut échapper ; fatalement je lui barre la route. Mon appareil est plus rapide, plus maniable, et le duel se déroulant à l’intérieur de nos lignes, me donne toute supériorité morale. Une joie, une certitude, m’envahissent...

Coupé les gaz... fermé le volet d’air... Vloum ! Plongé à pic, face Soissons. Insouciant et certain maintenant du succès, l’ennemi continue son vol vers le but. Pauvre diable ! Il ne se sera même pas rendu compte de la fuite de ses protecteurs ni des signaux de son A. A. A. [1] annonçant notre arrivée !

Les « saucissiers » l’ont aperçu et hâtent à toute vitesse leur engin au sol. Mais qu’est-ce ? Deux ombrelles gracieuses et légères s’ouvrent près du ballon : les observateurs sautent en parachute. Impossible de descendre plus vite, mon avion se dresse vertical la tête en bas. L’Allemand cependant tourne la saucisse pour l’attaquer de flanc, à son aise. — Trop tard, j’arriverai trop tard. — Une « giclée » d’incendiaires strie l’air de leurs traces bleutées, le mastodonte s’enflamme, le vainqueur reprend la direction de ses lignes. Maintenant à mon tour. Je me visse en l’air d’un demi-tour de vrille, face Laon cette fois. Il coupe juste ma verticale plusieurs centaines de mètres plus bas, si habilement camouflé que sur ce terrain retourné de Moulin Laffaux, la plus petite inattention le déroberait à mes yeux. Avec ses ailes en pointe, on jurerait quelque épervier roussâtre survolant des guérets. A mes côtés éclate encore un gros noir pour lui signaler le danger. Décidément leurs artilleurs veillent. M’a-t-il aperçu ? Sa vitesse augmente. Je ne vole plus, je tombe à 100 mètres à la seconde. Un bolide surgit à gauche : notre chef de patrouille, l’ayant reconnu également, a plongé avec moi et lui lâche une rafale en travers. Regard au manomètre : température et pression se sont maintenues. Coup d’accélérateur, le moteur s’ébroue, puis vrombit de toute sa puissance.

  1. Artillerie anti-aérienne.