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les uns contre les autres, sans forme ni symétrie. Un travail incompréhensible, mais gigantesque, effectué par des machines plus inimaginables encore. Çà et là quelques troncs d’arbres, dressés comme des poteaux de supplices, des racines déchiquetées, des pieux enfouis au milieu de la vase jaune ; pas un homme. Telle se présente l’étrange contrée désertique où j’aborde, aussi dérouté que les passagers de Jules Verne lorsqu’ils atteignaient la lune.

A quelques mètres, je redresse « en perte de vitesse » et attends le coup final. Brutalement l’appareil touche, se lève sur le nez et se retourne bout pour bout, me coiffant sous lui. Puis tout demeure immobile, et je reste assis, la tête en bas, rivé à mon siège par les courroies. Il semble que je ne sois pas blessé, mais impossible de détacher la boucle ; des pas d’hommes approchent : amis ou ennemis ? Quelle angoisse nouvelle ! D’un coup désespéré la ceinture saute et je sors de dessous ma prison.

Des hommes en khaki, aux casques à larges bords, accourus de toutes parts, s’arrêtent stupéfaits à ma vue. Des Anglais ! Ce sont des Anglais ! Mais alors... je ne suis pas prisonnier ? Et vivant ? Vivant ! je suis vivant ! Hurrah ! Hurrah ! je m’abandonne à une danse du scalp effrénée, en poussant d’enthousiastes hurlements, comme impuissant à croire à mon bonheur. A la contraction des minutes précédentes succède une détente irraisonnée. Vivant ! Enivrante sensation qui vaut à elle seule de telles émotions ! Vivant ! Ce soir, demain, je puis continuer la lutte, prendre ma revanche ! Bondissant au cou du soldat le plus proche, je l’embrasse à deux reprises, de toute mon âme. Le cercle des Tommies, démesurément grossi, examine curieusement ce « rescapé » venu s’écraser au sol de 5 000 mètres de haut, après un combat dont ils suivaient les péripéties, et ressorti frétillant des débris de son appareil.

N’ai-je pas traversé d’inoubliables instants où, seconde par seconde, durant des minutes plus longues que des heures, j’ai disputé ma vie et senti le souffle de la Mort haleter à mes oreilles ? Son visage, entrevu brusquement dans le feu d’une action où la partie semble irrémédiablement perdue et la lutte inutile, n’inspire nul effroi. Volontiers, au contraire, soit lassitude ou découragement, on serait tenté de répondre à son appel et de se laisser glisser entre ses bras. Vivre, à cette minute,