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provoquant ainsi le renchérissement du prix de la vie. « Ce n’est plus la guerre, concluait le cardinal : c’est le calcul froid, l’écrasement voulu, l’emprise de la force sur le droit, l’abaissement de la personnalité humaine, un défi à l’humanité. »

Il ne prenait plus aucun ménagement : sa tendresse pour son peuple piétiné souffrait trop. Il faisait parler Dieu, le Dieu qui aime, d’abord : « Puisse le bon Dieu, écrivait-il à von Bissing, vous inspirer la pitié du bon Samaritain ! » La pitié ne s’éveillait pas... Place, alors, au Dieu qui toujours aime, mais qui châtie : « Je veux croire encore que les autorités de l’Empire n’ont pas dit leur dernier mot. Elles penseront à nos douleurs imméritées, à la réprobation du monde civilisé, au jugement de l’histoire et au châtiment de Dieu ! »

L’Allemagne était lente à penser au châtiment. Pour l’instant, elle cherchait d’ingénieux moyens de diviser les Belges entre eux, et de faire brèche dans cette courageuse unanimité qui soulevait contre les pratiques de déportation toutes les consciences. Elle demandait aux municipalités la liste des chômeurs : celles-ci la refusaient ; l’Allemagne, alors, déportait les hommes valides en bloc. Nous n’inquiéterons pas cependant, disait paternellement von Bissing, ceux qui appartiennent aux professions libérales. A quoi le cardinal répondait :


Si l’on n’emmenait que des chômeurs, je comprendrais cette exception. Mais si l’on continue d’enrôler indistinctement les hommes valides, l’exception est injustifiée. Il serait inique de faire peser sur la classe ouvrière seule la déportation. La classe bourgeoise doit avoir sa part dans le sacrifice, si cruel soit-il, et tout juste parce qu’il est cruel, que l’occupant impose à la nation. Nombreux sont les membres de mon clergé qui m’ont prié de réclamer pour eux une place à l’avant-garde des persécutés. J’enregistre leur offre et vous la soumets avec fierté.


Von Bissing constata bientôt que cette fierté n’était pas une bravade. Le jour où il invita tous ceux qui pouvaient prouver qu’ils n’étaient point des chômeurs à faire mettre sur leurs cartes d’identité une estampille qui les préserverait de la déportation, il vit dix-neuf prêtres de Malines s’y refuser. « Il ne nous est pas possible, expliquaient ces curés et ces vicaires, de coopérer à une mesure qui lèse notre classe ouvrière dans ses droits primordiaux et ses intérêts supérieurs. » Leur solidarité