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devant von der Lancken silencieux, s’élargissait un horizon tout différent de celui où l’Allemagne eût voulu enclore les âmes belges, un horizon sur lequel rayonnait, par-dessus l’utilitarisme terre à terre, l’absolutisme du droit et de la vérité :


Vous vous imaginez, lui dit le cardinal, que notre ministère n’a d’autre ambition que de nous épargner quelques ennuis d’un jour ou de nous procurer quelques succès immédiats. Mille fois non ! L’utilitarisme, même social, n’est pas tout notre idéal. Si saint Paul eût parlé comme vous, nous n’aurions pas eu saint Paul. Si la théorie : « A quoi cela sert-il ? » c’est-à-dire quel avantage pratique espérez-vous ? eût toujours prévalu, nous n’aurions pas eu l’Église catholique. Il eût été très aisé aux martyrs de faire monter, parfois à la dérobée, un peu d’encens devant une idole. Mais ce geste matériellement insignifiant, et momentanément très profitable, eût été l’aveu qu’ils n’avaient pas une foi absolue dans la ‘vérité qu’ils avaient professée, et, du coup, ce qui ne passe pas fût descendu au niveau de ce qui passe. Lors de la fondation de l’Église, la vérité en cause était la vérité religieuse, l’Évangile du Christ. Aujourd’hui, la vérité en cause est le droit, la supériorité de son règne sur les intérêts. Dans les deux cas, il y a antagonisme entre les préoccupations utilitaires et le triomphe nécessaire du droit absolu, de la vérité. Aussi, monsieur le baron, je n’ai, pour ma part, que du dédain pour tous ces sophismes auxquels, avec vous, certains de vos théologiens ont recours en s’abritant derrière la Notwehr à l’effet de justifier l’invasion de notre pays. Vous aurez beau dire et beau faire, l’Allemagne a violé un serment. Il serait plus simple de l’avouer et de le regretter, que de s’évertuer à obscurcir la vérité.


Ce fut la dernière leçon de philosophie que servit à von der Lancken le cardinal Mercier. Peut-être l’éclaira-t-elle sur les raisons supérieures qui avaient porté Miss Edith Cavell, tout anglo-saxonne qu’elle fût, à dépasser l’ « idéal utilitaire. »


VIII. LES DÉPORTATIONS EN ALLEMAGNE : VICTOIRE FINALE DU CARDINAL

Un nouvel hiver approchait, et l’Allemagne concertait un nouveau crime. Malgré les assurances personnelles données au cardinal, deux ans plus tôt, par von der Goltz, tout un système de déportations s’inaugurait. C’est la faute à l’Angleterre, prétendait von Bissing : elle affame les Allemands, elle affame les