Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/602

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laquelle la nation a un droit à la vie et à son développement indéfini, sans être responsable de ses gestes devant le tribunal moral de la conscience qui juge nos actions ordinaires : insensiblement, la force armée a cessé d’apparaître ce qu’elle est réellement, l’auxiliaire et la sauvegarde d’un droit basé sur le devoir moral : elle est devenue, devant l’opinion publique, un but, portant en lui-même sa valeur absolue, placé en dehors et au-dessus de la moralité courante, justifiant à la fois tous les sacrifices et tous les attentats utiles.


Pareil à ces femmes qui, traquées dans leurs caprices par quelque moraliste grondeur, objectent avec une désinvolte indiscrétion les péchés de leurs voisines, von der Lancken, gêné par ce raccourci de l’immoralité politique allemande et de ses antécédents philosophiques, montra l’Angleterre au cardinal. « Si notre conduite au début de la guerre, lui opposa-t-il, s’explique par Kant, Hegel et Nietzsche, l’entrée en scène des Anglais en faveur de la Belgique doit s’expliquer, nécessairement, par leur familiarité avec les philosophies utilitaires. »

II attendait beaucoup, peut-être, de cette diversion : la lettre qu’il reçut du cardinal, le 25 septembre 1916, dut lui être pénible :


Monsieur le baron, je n’ai pas à scruter les intentions d’autrui. Je m’en tiens aux faits : l’Allemagne nous a fait du mal pour assurer son bien ; l’Angleterre s’est donné du mal pour nous faire du bien. L’Allemagne nous a attaqués, quand elle était prête ; l’Angleterre n’a pas attendu qu’elle le fût, pour nous défendre. Chez le peuple anglais, la droiture naturelle a triomphé de l’influence superficielle, localisée, d’une école. Chez le peuple allemand, l’influence séculaire, étendue, profonde de Kant et de ses disciples, a faussé l’esprit public, et l’exaspération du sentiment de la puissance nationale a brisé, à une heure de crise, les barrières de l’honnêteté.


Si von der Lancken n’eût aimé la philosophie, il eût certainement coupé court. Mais quelque douloureux que dût être cet intermède pour un « chef de département politique, » von der Lancken, même battu, demeurait flatté. Sa pensée s’agitait, se documentait : il lisait les trois volumes d’œuvres pastorales publiées par le cardinal avant la guerre ; il constatait qu’un jour celui-ci avait dit : « A César ce qui revient à César ! » — Hélas ! lui faisait doucement observer le cardinal, « les temps sont changés : il serait pour le moins hardi,